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Nous sommes confrontés à un problème fréquent en analyse statistique de données : établir le niveau de risque auquel on s'expose en concluant qu'il y a un lien entre des événements et l'évolution d'une série de données chronologiques. L'événement pris en considération est l'élection présidentielle et les données concernent les accidents corporels de la circulation. Plusieurs indicateurs peuvent être utilisés, j'ai retenu celui qui me semble le plus fiable, le nombre de tués. Il faut savoir que dans notre pays les données concernant le niveau de gravité des accidents ne sont pas fiables. Il y a eu un accroissement progressif du seuil à partir duquel un accident est considéré comme un accident corporel. Cette évolution qui consiste à ne plus prendre en compte les blessures les plus légères se traduit par un accroissement de la gravité apparente des blessures (le rapport blessés graves sur blessés légers s'accroît). Une telle dérive a des explications que je développerai pas ici, elle est principalement liée à des évolutions des priorités des forces de police et de gendarmerie qui ont conduit à réduire le temps consacré aux procédures d'accident, la façon la plus simple pour atteindre ce but étant de ne pas considérer comme des blessures les atteintes corporelles qui ne justifient pas l'intervention du SMUR ou le transport à l'hôpital. Cette dérive n'a pas existé pour les accidents les plus graves, provoquant au moins un mort, qui sont plus fidèlement reportés dans les bordereaux d'analyse d'accidents corporels (BAAC) établis par les policiers et les gendarmes. Nous utiliserons donc comme indicateur de l'accidentalité l'évolution mensuelle du nombre des tués sur les routes.
L'événement dont nous tentons d'apprécier l'impact sur la mortalité routière est l'élection présidentielle. L'hypothèse est que la suppression de l'effet pénal de la faute de conduite peut être anticipée par certains usagers et provoquer des modifications des comportements capables d'accroître le risque d'accident et le nombre de tués. Il faut tenir compte de la façon dont l'usager pouvait prendre connaissance de cette possibilité d'amnistie. Il faut se poser deux questions : l'événement était-il prévisible ? était-il annoncé ?
la prévisibilité de l'événement, elle existait en 1981, 1988 et 1995, mais non en 1974 car si la maladie du Président Pompidou était devenue une évidence au début de 1974, personne ne pouvait prévoir qu'il allait décéder aussi rapidement,
l'annonce de l'amnistie concernant les infractions routières dans les médias. Elle a été indiscutable en 1988 et 1995, je n'en ai pas trouvé de traces en 1981, tout au moins dans des médias nationaux (spécialisés ou non) de grande diffusion (si des lecteurs de ces pages connaissent des exemples de description anticipée par la presse écrite de ce que produirait l'amnistie accompagnant l'élection de 1981, je suis preneur de tels documents). La date de parution de ces documents doit être rapprochée du moment où la courbe de mortalité s'est infléchie car bien entendu la simultanéité est un argument important en faveur du lien de causalité. Pour 2001 les premiers textes ont déjà été publiés (avril 2000).
Nous avons observé que la durée de la période de surmortalité a été différente en 1987/1988 et en 1994/1995. Pour la première de ces deux élections présidentielles, la reprise de la mortalité avait été brutale et intense pendant les 7 premiers mois de 1988 alors que le dernier trimestre 1987 n'avait marqué qu'un ralentissement de la baisse observée les mois précédents. Pour la seconde élection, l'accroissement de la mortalité a été plus précoce, dès le quatrième trimestre de 1994 et dans l'ensemble moins intense pendant les 7 premiers mois de 1995. La précocité plus grande peut s'expliquer par un début également plus précoce des interventions des médias annonçant l'amnistie. L'intensité plus faible peut avoir été produite par la perception du risque que l'amnistie n'ait pas lieu à partir du moment où un candidat "crédible" quand à son éligibilité (Edouard Balladur) à fait part de son opposition à cette pratique, et enfin des conditions climatologiques qui ont été considérées comme favorables au début de 1995. Ces hypothèses n'étant que des hypothèses, il m'a semblé préférable de traiter par des méthodes identiques ces événements, il faut se garder en statistique de l'abus de découpages sur mesure "a posteriori".
La méthode la plus simple et la plus "robuste" consiste à comparer la série des mois de la période ou les conducteurs peuvent anticiper le "pardon des fautes", avec les autres mois de la période de diminution globale de l'insécurité routière qui a débuté en juillet 1973 quand le port de la ceinture a été rendu obligatoire aux places avant et la vitesse limitée sur une grande partie du réseau routier. Du 1er Juillet 1973 au 31 décembre 2000 nous disposons des données statistiques sur 330 mois. Sans compliquer inutilement l'analyse par une prise en compte de la diminution relative (exprimée par exemple en pourcentage) de la mortalité d'un mois de l'année comparée au mois identique de l'année précédente (la mortalité a été divisée par un facteur 2 entre 1973 et 2000) j'ai simplement calculé le nombre de mois avec augmentation ou avec diminution de la mortalité pendant les périodes "pré-amnistie" ou "sans amnistie en vue". Le tableau suivant est un tableau d'analyse très classique à deux lignes et deux colonnes avec les totaux de lignes et de colonnes permettant de calculer un chi deux. Les valeurs entre parenthèses sont celles qui auraient été observées si la proportion de mois en baisse ou en augmentation de mortalité avaient été identiques pendant toute la période prise en compte. Autrement dit si les mois de la période de "pré-amnistie" étaient "comme les autres", sur ces 14 mois (2 fois 7 de janvier à juillet) nous aurions du observer 8 ou 9 mois de réduction de la mortalité et 5 ou 6 d'accroissement au lieu des 2 de réduction et des 12 d'accroissement.
Périodes | accroissement de la mortalité | réduction de la mortalité | Total |
Janvier/Juillet année sans amnistie |
115 (121,61) | 201 (194,39) | 316 |
Janvier/Juillet 2 années avec amnistie |
12 (5,39) | 2 (8,61) | 14 |
Total | 127 | 203 | 330 |
Pour chacune des valeurs observées, la différence avec la valeur calculée est de 6,61
Le carré de cette différence est 43,69
La valeur du Chi deux = (43,69/121,61) +( 43,69/5,39) + (43,69/194,39) + (43,69/8,61) = 13,76
La table donnant les seuils de risque en fonction de la valeur du chi deux indique un risque inférieur à un sur mille de commettre une erreur en affirmant que ces quatre groupes de résultats mensuels indiquent une différence significative entre ces périodes. Le fait que les mois de hausse de la mortalité ont été près de deux fois moins nombreux pendant la phase hors amnistie et six fois plus nombreux pendant la période où l'on pouvait espérer ne pas assumer ses fautes n'est pas le fait du hasard.
Deux autres références auraient pu être utilisées. La première consiste à prendre comme période de référence octobre-juillet et non janvier-juillet, pour tenir compte du fait que l'annonce de l'amnistie dans les médias s'est faite au cours du dernier trimestre précédent l'année de l'élection, notamment en 1994 où elle était déjà importante en octobre. Le tableau devient alors :
Périodes | accroissement de la mortalité | réduction de la mortalité | Total |
Octobre/Juillet année sans amnistie |
112 (119,3) | 198 (190,7) | 310 |
Octobre/Juillet 2 années avec amnistie |
15 (7,7) | 5 (12,3) | 20 |
Total | 127 | 203 | 330 |
Le carré de la différence entre les valeurs observées et les valeurs calculées devient 53,29 et la valeur du Chi deux = (53,29/119,3) +( 53,29/7,7) + (53,29/190,7) + (53,29/12,3) = 11,97 ce qui correspond toujours à un risque d'erreur inférieur à 1/1000 de se tromper en affirmant le lien entre la variation de la mortalité entre un mois de préamnistie et l'année précédente d'une part et la variation de mortalité entre un mois n'appartenant pas à cette période et un mois de l'année précédente.
Si l'on veut restreindre la période de comparaison à celle qui inclut les deux élections et les 5 années qui les ont précédées et suivies, dans le but d'éviter que l'évaluation du nombre de mois avec un gain de mortalité donne un poids excessif à la période de forte réduction de la mortalité qui a suivie les mesures de 1973, nous pouvons limiter la période de référence à cinq ans avant la première élection et cinq ans après la seconde, soit de janvier 1983 à décembre 1999 (204 mois), nous retenons alors les valeurs suivantes :
Périodes | accroissement de la mortalité | réduction de la mortalité | Total |
Octobre/Juillet année sans amnistie |
63 (70,35) | 121 (113,65) | 184 |
Octobre/Juillet 2 années avec amnistie |
15 (7,65) | 5 (12,35) | 20 |
Total | 78 | 126 | 204 |
Nous voyons que pendant cette période le rapport entre les mois avec réduction et les mois avec accroissement de la mortalité ne s'est pas modifié de façon importante et que sa variation a plutôt accru ce rapport, en conséquence le chi-deux ne s'est pas réduit mais accru à 12,67 et si la période retenue est janvier-juillet pour "l'espoir d'amnistie" le chi-deux est de 13,16. On voit donc que la modification de ces périodes de référence ne réduit pas la force du lien statistique.
Peut-on aller plus loin et modéliser cette évolution de l'insécurité routière au cours des 27 dernières années ? par exemple en utilisant les techniques passées en revue par Yves Page dans son analyse de l'effet du "cinquante en ville" publiée dans le numéro 41 de la revue "Recherche Transports Sécurité" en décembre 1993, notamment celle proposée par Box et Tiao (Box G.E.P., Tiao G.C., -Intervention Analysis with applications to economic and environmental problems, Journal of the american statistical association, n° 349, volume 70, mars 1975.). Il est évident que ces méthodes permettraient d'avoir une évaluation plus précise du nombre de vie supprimées par une amnistie présidentielle, elles permettraient notamment d'incorporer le fait que, se situant dans une tendance longue de réduction du risque, il est nécessaire d'ajouter à l'accroissement de la mortalité, une réduction du nombre de tués qui aurait été provoquée par la poursuite de la tendance longue à la réduction du risque. La modélisation nécessaire implique des moyens et l'usage de données que je ne possède pas, notamment concernant la climatologie des périodes en cause, l'évolution du trafic mois par mois, l'évolution générale de l'économie (on sait que les récessions réduisent la mortalité et que les périodes de reprise l'accroissent), l'achat de nouveaux véhicules, la délivrance des permis de conduire, éventuellement les modifications des vitesses réelles sur le réseau régulièrement surveillé etc. Il serait utile que les spécialistes de la modélisation de l'insécurité routière s'emparent de ce problème. C'est au moment où la société à besoin des scientifiques que ces derniers doivent avoir une aptitude à répondre, sinon ils s'isolent et le va et vient nécessaire entre la connaissance objective et la représentation sociale d'un risque n'a aucune chance de se développer.