Chapitre 3 – La déjudiciarisation du contentieux routier
Le contentieux routier a connu au cours des dernières années un très fort
développement et constitue aujourd’hui le premier contentieux pénal en terme
quantitatif. Cette prépondérance a influencé profondément le quotidien du monde
judiciaire et a contribué à la mise en place de procédures pénales simplifiées
adaptées à ce contentieux. Ainsi, en 2006, les condamnations pour des
infractions routières ont représenté 43 % du contentieux pénal, soit 281 267
condamnations dont 273 542 pour des délits et 7 725 pour des contraventions de
cinquième classe.
Or, la question de la déjudiciarisation se pose particulièrement pour ce
contentieux. En effet, les infractions routières sont, pour la plupart, simples
d’un point de vue juridique et peu susceptibles de contestation. Par ailleurs
leur sanction présente un caractère judiciaire, mais aussi administratif avec le
retrait de point ou la suspension provisoire de permis de conduire. Toutefois,
ainsi que l’a rappelé Mme Petit, déléguée interministérielle à la sécurité
routière, lors de son audition par la commission, la sécurité routière constitue
un enjeu majeur de politique publique. Depuis 2002, date à laquelle la sécurité
routière a été décrétée grande cause nationale, le nombre de personnes tuées a
chuté de 43 %, passant de 8000 à 4560.
Il est donc apparu à la commission que la question d’une déjudiciarisation de ce
contentieux devait prendre en compte cette réalité et que les mesures proposées
ne devaient en aucun cas pouvoir être interprétées comme un signal négatif dans
la lutte contre l’insécurité routière. La commission a ainsi considéré que la
dépénalisation de certains comportements routiers au profit de sanctions
purement administratives, ou un retrait trop important de l’autorité judiciaire
de ce contentieux, constituaient une rupture avec la politique menée avec succès
depuis plusieurs années et qu’il ne lui appartenait pas de décider d’une telle
orientation.
Ces principes posés, la commission s’est donc interrogée sur l’opportunité de
mesures de déjudiciarisation spécifique au contentieux routier (Section 1) ainsi
que sur les moyens de mettre fin à la superposition des décisions
administratives et judiciaires pour les suspensions de permis de conduire
(Section 2).
Section 1 – Une déjudiciarisation spécifique pour le contentieux
routier ?
§ 1 - Le refus, par la commission, de préconiser la création d’une autorité
administrative indépendante pour le contentieux routier
Plusieurs intervenants ont proposé une forte déjudiciarisation avec le transfert
du contentieux routier à une autorité administrative indépendante. La création
d’une telle autorité permettrait d’harmoniser la poursuite et la sanction des
infractions au Code de la route et apporterait une grande lisibilité à la
politique répressive en cette matière. La compétence de cette autorité serait
limitée aux seules infractions sans victime.
Les membres de la commission ont toutefois considéré qu’une telle solution
n’était pas opportune. En effet, la capacité de sanction d’une telle autorité
serait fortement limitée, celle-ci ne pouvant décider de peines privatives de
liberté. Par ailleurs le contentieux routier ne présente pas un caractère
technique, critère pouvant justifier la création d’une autorité administrative
indépendante composée en partie d’experts. Enfin et surtout, la commission a
estimé qu’une telle création équivaudrait à transférer un contentieux de l’ordre
judiciaire vers l’ordre administratif sans véritable gain pour l’intérêt
général.
§ 2 - Le refus, par la commission, de préconiser l’institution d’un Procureur
national à la sécurité routière
Dans le prolongement de la réflexion sur une uniformisation des modes de
poursuite et des sanctions prononcées pour les infractions routières, la
commission a également réfléchi à la proposition d’un procureur national pour la
sécurité routière.
Il existe déjà dans notre droit une centralisation du traitement des
contraventions au Code de la route constatées par un appareil de contrôle
automatisé. En effet, un centre national de traitement de ces contraventions a
été créé à Rennes et l’article L 130-9 du Code de la route dispose que le lieu
du traitement des informations nominatives concernant ces contraventions est
considéré comme le lieu de constatation de l’infraction. En pratique, l’officier
du ministère public de Rennes instruit donc l’ensemble des contestations portant
sur ces contraventions. En revanche, en cas de poursuite, la circulaire du 28
juillet 2004 recommande l’envoi de la procédure à la juridiction du domicile du
contrevenant. Cette centralisation est donc extrêmement limitée quant à son
domaine d’application et au rôle joué par l’officier du ministère public de
Rennes.
La proposition d’un procureur national s’inspire en réalité de l’organisation
judiciaire espagnole, où cette fonction existe. Ce procureur est chargé de
coordonner l’action des parquets en matière de sécurité routière. Il doit
unifier les pratiques et assurer une application homogène de la répression
judiciaire de la délinquance routière. Cette fonction est actuellement assurée
dans l’organisation judiciaire française par le Garde des sceaux et de
nombreuses circulaires relatives au contentieux routier ont été rédigées par la
Chancellerie ces dernières années. Instituer un procureur national romprait avec
la logique institutionnelle actuelle sans que cela signifie un meilleur
traitement de cette question.
L’idée de confier à ce procureur un véritable pouvoir de poursuite paraît
également difficile à défendre. Il paraît en effet difficilement concevable
d’attribuer à un parquet unique, même très nombreux, l’examen de l’ensemble des
procédures ayant trait à la circulation routière, a fortiori dans le cadre d’une
permanence téléphonique. Le retour à un traitement des procédures « par
courrier » ne saurait s’analyser comme un progrès. Par ailleurs, un parquet à
compétence nationale ne pourrait assurer le suivi des affaires les plus
complexes (homicides et blessures involontaires) qui font l’objet d’une
ouverture d’information. D’une manière plus générale, l’unification de
l’autorité de poursuite n’aurait qu’un impact limité sur le quantum ou la nature
des peines prononcées, le juge restant libre dans son appréciation de la
sanction.
§ 3 - Le refus, par la commission, d’une contraventionnalisation du défaut de
permis et du défaut d’assurance
Dans le cadre de la démarche tendant a redessiner le champ contraventionnel avec
une extension de la procédure d’amende forfaitaire et des pouvoirs de l’officier
du ministère public, il a été envisagé de contraventionnaliser les défauts de
permis de conduire et les défauts d’assurance. En revanche le caractère
délictuel de ces infractions aurait été maintenu en cas de récidive avec
l’application des règles particulières de délai déjà prévues pour le grand excès
de vitesse (art. 132-11 alinéa 2 du Code de la route). Une telle mesure aurait
signifié une minoration relative de la répression en ce domaine puisqu’en 2006
plus de 70 % des condamnations prononcées pour le délit de défaut de permis hors
récidive ont été sanctionnées de peines d’amendes d’un quantum moyen de 445
euros et plus de 87 % des condamnations pour défaut d’assurance de peines
d’amende d’un montant moyen de 335 euros.
Cependant, la commission a estimé qu’une telle mesure pourrait être incomprise
au regard de la politique nationale de sécurité routière et que le maintien de
la peine d’emprisonnement pour les défauts de permis de conduire permettait le
placement en garde à vue. Par ailleurs l’étude des condamnations prononcées en
2006 pour des défauts de permis hors récidive fait tout de même apparaître le
prononcé de peines d’emprisonnement ferme dans 6 % des cas. En outre, une telle
mesure a semblé inopportune pour des raisons de cohérence puisque le défaut de
permis et le défaut d’assurance ont été élevés au rang de délit par la loi
2004-204 du 9 mars 2004.
Si la commission n’a pas dégagé de propositions spécifiques de déjudiciarisation
routière permettant de concilier les impératifs de sécurité routière, de gestion
d’un contentieux de masse et la protection des droits des justiciables, elle
tient à souligner que les recommandations précédemment exposées qu’elle a pu
émettre en matière de déjudiciarisation auront un fort impact sur le contentieux
routier.
L’ordonnance pénale délictuelle constitue déjà un mode de poursuite privilégié
pour le contentieux routier. En 2006, 38,7 % des condamnations prononcées dans
ce domaine l’ont été par ordonnance pénale. L’élargissement des peines pouvant
être prononcées par cette voie permettra d’augmenter cette proportion. De la
même manière, la dépénalisation partielle des contraventions de stationnement
payant et l’extension de la forfaitisation aux contraventions de cinquième
classe prévues par le Code de la route permettra une déjudiciarisation de ce
contentieux.
Section 2 – La question de la mise en place d’une autorité unique en
matière de suspension du permis de conduire
La décision de suspension du permis de conduire peut être prise tant par
l’autorité administrative que par l’autorité judiciaire. Cette compétence
concurrente constitue pour les justiciables une source d’incompréhension et peut
aboutir à des superpositions de suspension incohérentes. La commission a donc
réfléchi à une éventuelle déjudiciarisation en ce domaine.
§ 1 - La dualité actuelle en matière de suspension de permis de conduire
La décision de suspension du permis de conduire prise par le préfet est une
mesure de sûreté destinée à éviter que l’intéressé commette pendant un temps
fixé une nouvelle infraction sur la route. Lorsqu’elle est décidée par le juge,
elle a le double caractère d’une mesure de sûreté et d’une peine.
D’une manière générale, lorsqu’il est saisi d’un procès verbal constatant une
infraction punie, par le Code de la route, de la peine complémentaire de
suspension de permis de conduire, le préfet du département où l’infraction a été
commise peut prononcer à titre provisoire soit un avertissement, soit la
suspension du permis de conduire ou l’interdiction de sa délivrance lorsque le
conducteur n’en est pas titulaire (L. 224-7 du Code de la route). La suspension
ne peut excéder six mois ou un an en cas d’atteinte involontaire à la vie ou à
l’intégrité de la personne, de conduite sous l’empire d’un état alcoolique ou de
délit de fuite. Lorsqu’une mesure de rétention du permis de conduire est prise,
soit en cas de conduite sous l’empire d’un état alcoolique, sous influence de
stupéfiants ou en cas d’excès de vitesse égal ou supérieur à 40km/h, le préfet
peut dans les 72 heures de la rétention prononcer une suspension du permis pour
une durée maximum de six mois (L. 224-2 du Code de la route). En 2006, plus de
98 % des décisions de suspension provisoires ont été prises à la suite d’une
mesure de rétention. L’arrêté de suspension doit être motivé. Comme toute
décision administrative faisant grief, cet arrêté peut faire l’objet d’un
recours devant le tribunal administratif. Celui-ci doit être saisi dans les deux
mois de la notification de la décision. Un référé administratif peut également
être intenté, mais le juge des référés ne peut suspendre l’exécution de l’arrêté
de suspension qu’en cas d’urgence, lorsque l’exécution porte atteinte de manière
suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant
ou aux intérêts qu’il entend défendre. Quelle que soit sa durée, la suspension
du permis de conduire ou l’interdiction de sa délivrance cesse de recevoir effet
lorsqu’est exécutoire une décision judiciaire prononçant une mesure restrictive
du droit de conduire. La mesure administrative est considérée comme non avenue
en cas de non-lieu, de relaxe ou de décision ne prononçant pas de mesure
restrictive du droit de conduire. Sa durée s’impute, le cas échéant, sur celle
des mesures du même ordre, prononcées par le tribunal.
§ 2 - Les difficultés liées à un transfert de compétence d’une autorité à une
autre
A) Dans le cadre de son travail sur la déjudiciarisation, la commission a
d’abord envisagé de transférer à l’autorité administrative l’ensemble des
pouvoirs de suspension du permis de conduire.
Un tel transfert supposerait que la suspension prononcée par l’autorité
administrative n’aurait plus uniquement le caractère d’une mesure de sûreté mais
également celle d’une sanction administrative.
Cependant, la commission a estimé impossible de priver le juge de la possibilité
de prononcer une peine complémentaire prévue pour un nombre extrêmement
important de contraventions et de délits, y compris hors du contentieux routier.
La suspension du permis de conduire constitue de plus une peine particulièrement
adaptée pour les infractions routières.
B) Devant cette impossibilité, il a été envisagé un transfert à l’autorité
judiciaire du pouvoir de suspension à titre provisoire du permis de conduire.
Le procureur, magistrat garant des libertés, serait ainsi récipiendaire des
pouvoirs actuellement détenus par le préfet. Dans les cas de figure où la
rétention du permis de conduire est possible, les services de police ou de
gendarmerie contacteraient dans les 72 heures le procureur afin d’obtenir une
mesure de suspension judiciaire provisoire. Celui-ci pourrait prononcer une
suspension du permis dans les mêmes cas de figure et pour les mêmes durées que
ceux qui sont actuellement prévus pour le préfet.
Cependant une telle solution est apparue comme difficile à mettre en œuvre et
entraînant, contrairement à la mission de la commission, une forte
judiciarisation.
En effet, dans une telle hypothèse, un recours judicaire devrait nécessairement
être instauré contre ces décisions de suspension provisoire. Un nouveau
contentieux d’importance serait ainsi imposé à la justice puisque 169 510
suspensions administratives ont été prononcées en 2006 et que le contentieux
relatif aux permis de conduire est en constante expansion, en raison notamment
de la spécialisation de certains avocats en la matière. Le rapport d’activité du
Conseil d’État pour l’année 2007 souligne en effet à ce propos que « Les
tribunaux administratifs connaissent à nouveau en 2006 un accroissement des
recours de 6,2 % en données nettes, contre 5,1 % en 2005, 14 et 16 %
respectivement en 2003 et 2004. Cette croissance s’explique notamment par une
explosion du contentieux des permis de conduire (+ 37,4 %) ». De plus, on peut
penser que le taux de recours serait plus important devant le juge judiciaire
que devant le juge administratif. Par ailleurs, le prononcé d’une suspension
judiciaire provisoire du permis de conduire impliquerait une charge
supplémentaire pour les greffes avec la conservation des permis de conduire et
l’éventuelle inscription de ces décisions dans le fichier des permis de
conduire.
Il a été envisagé que, dans un tel cas de figure, l’ensemble de la gestion du
permis de conduire soit conservé par l’autorité administrative compte tenu de la
nature administrative de ce titre. Cependant la commission considère un tel
transfert vers le judiciaire comme susceptible d’entraîner un accroissement de
charges trop important pour la justice.
§ 3 - Les moyens d’une meilleure coordination entre les décisions judiciaires et
administratives
Il convient d’abord de rappeler que l’existence d’une dualité d’intervention
présente une certaine logique en cette matière dans la mesure où une autorité
intervient à titre préventif et la seconde à titre répressif.
La véritable difficulté pour le justiciable est l’apparente incohérence pouvant
résulter des deux décisions : une personne interpellée pour conduite en état
alcoolique voit son permis suspendu immédiatement par l’autorité préfectorale
pour une durée de quatre mois ; elle comparaît devant le tribunal correctionnel
cinq mois plus tard et se voit contrainte de restituer à nouveau son permis,
parce qu’est prononcée une suspension du permis de six mois à titre de peine.
La commission a considéré que, si la dualité d’autorités ne pouvait être
écartée, il était néanmoins possible d’empêcher des contradictions de décision.
- Il est premièrement recommandé une meilleure coordination à l’échelle
nationale entre les procureurs et les préfets afin d’harmoniser les décisions de
suspensions administratives et les décisions judiciaires.
- Par ailleurs il est proposé une solution spécifique applicable dans un premier
temps à titre expérimental aux infractions de conduite en état alcoolique qui
représentent 81 % des cas de suspension administrative du permis de conduire.
Par la suite, et compte tenu des résultats constatés, cette mesure pourrait être
étendue à l’ensemble des infractions pour lesquelles la suspension provisoire du
permis de conduire est possible en application des dispositions de l’article L
224-2 du Code de la route.
L’économie de cette proposition repose sur deux recommandations qui sont liées :
D’une part il serait institué un barème légal pour les suspensions
administratives : l’autorité préfectorale serait ainsi tenue de prononcer une
suspension administrative lors de la constatation d’une conduite sous l’empire
d’un état alcoolique dont la durée serait fixée par la loi en fonction d’un
barème.
Les juridictions administratives seraient compétentes pour les recours contre
ces décisions.
D’autre part, une décision judiciaire devrait nécessairement intervenir dans le
délai de la suspension provisoire. À défaut, il ne pourrait être prononcé lors
du jugement une peine de suspension de permis de conduire excédant la durée de
la suspension administrative. En revanche, le juge serait libre de prononcer
toute autre peine, et notamment une annulation du permis de conduire.
Les représentants des avocats et le Syndicat de la Magistrature ont déclaré être
hostiles, non pas au mécanisme envisagé, mais à l’instauration d’un barème et
ont manifesté le souhait que le mécanisme s’accompagne d’un recours effectif.