éditorial décembre 2015

Un échec évident

Les résultats de l'accidentalité mortelle sur les routes en novembre 2015 confirment la gravité de la dégradation de la sécurité routière.

Le bilan en valeur glissante sur les 12 derniers mois s'était abaissé au-dessous de 3400 tués en juin 2013. Des progrès ont été observés jusqu'en janvier 2014 (3260 tués). L'évolution s'est alors inversée et, avec les irrégularités mensuelles habituelles, l’augmentation de la mortalité a dépassé le niveau de tués de juin 2013 en novembre 2014. Le bilan des 12 derniers mois, à la fin novembre 2015, est de 3450 tués.

Il faudrait que le bilan de décembre soit inférieur à 240 tués pour redescendre au-dessous de 3400 tués et éviter une seconde année d’accroissement de la mortalité. Au cours des trois dernières années, le bilan de décembre a été de 319 tués en 2012, 313 en 2013 et 286 en 2014. Le graphique ci-dessous, que j’actualise sur la page d'accueil de ce site, rend évidente l'inversion durable de la tendance. Elle permet de conclure à l'impossibilité d'abaisser la mortalité à 2000 tués par an en 2020 avec la politique actuelle. La différence entre l’objectif gouvernemental, fixé en en novembre 2012 par Manuel Valls, et le bilan de novembre dépasse 500 tués.

Depuis les mesures simples et efficaces adoptées à partir de 1972, après la création du comité interministériel de sécurité routière, nous nous étions habitués à la réduction année après année de la mortalité sur les routes. Au cours de ces 43 années, il n'y a eu que 6 exceptions à cette tendance favorable. Nous n'avions pas observé deux années consécutives d'accroissement du nombre de tués depuis 35 ans (1979/1980). Aucune croissance de la mortalité ne s'était produite depuis les réformes de 2002, les deux dernières avant l'inversion de 2014 dataient de 1998 et de 2001, au cours du gouvernement de Lionel Jospin. Faut-il en conclure que la gauche est incapable de gérer efficacement la sécurité routière ? Il est vrai que toutes les années de dégradation de la mortalité sur les routes ayant été observées depuis 35 ans (1998, 2001, 2014 et 2015) ont été observées sous un gouvernement de gauche, mais cette incapacité est récente. Nous avions connu une gauche courageuse dans ce domaine à la suite du livre blanc sur la sécurité routière commandé par Michel Rocard et la création du permis à points. L'application de ce dernier en 1992 avait provoqué un conflit aigu avec les routiers. François Mitterand et Pierre Bérégovoy avaient fait preuve d'un courage politique évident au cours de cette crise.

Jacques Attali résume la situation (Le Monde du 13 décembre 2015) de la façon suivante : " J'ai entendu tous les présidents - sauf François Mitterand - me dire :"si je fais ce que tu dis, ils vont me couper la tête." Ils étaient cependant d'accord sur le diagnostic et les remèdes. "oui, oui, disent-t-ils en privé, tu as raison, il faut le faire" Et ils ne font rien !"

Il est plus facile de présider une Cop21, qui prend pour l'avenir des engagements non contraignants, que de maintenir la taxe carbone pour les poids lourds, d'abaisser à 80 km/h la vitesse maximale sur le réseau où surviennent la moitié des accidents mortels, de maintenir la loi Evin face au lobby de la publicité et au lobby de l'alcool, ou d'assurer la qualité de l'application des lois en assurant la perte de 6 points de permis après une infraction aux règles de la conduite sous l'influence de l'alcool (51,1% de ces infractions n'ont pas provoqué de pertes de points en 2014). Un gouvernement pusillanime et aboulique n'est pas respectable.

mortalité 2012/2015

Nous avons maintenant suffisamment de recul pour confirmer le mécanisme de cette défaite de l'action gouvernementale qui était prévue et que j'avais annoncée. Il est facile de porter des jugements a posteriori sur les évolutions de l'accidentalité, j'ai toujours préféré les analyses qui tentent de prévoir la dégradation des résultats pour favoriser leur prévention. L'évolution de l'accidentalité a une caractéristique dominante, les bons ou les mauvais résultats se produisent dans des délais courts. Quand un gouvernement prend des décisions pertinentes et les appliquent correctement le bilan s'améliore. Quand il remplace la qualité par la quantité, l’échec est assuré. Annoncer 81 mesures en une seule année est une pratique ridicule à laquelle demeurera associée l'expression "tous azimuts" qui définissait une politique fondée sur l’accumulation d'annonces dont la quasi-totalité étaient incapables d'infléchir la mortalité, les rares potentiellement efficaces n'étant toujours pas appliquées.

Je ne modifie jamais les textes que je mets en ligne, à l’exception de corrections orthographiques ou syntaxiques. J’écrivais le 17 juin 2014  les phrases suivantes : « 100 tués en plus au cours des cinq premiers mois de 2014 est un fait inquiétant. J'ai analysé dans un texte d'une cinquantaine de pages mis en ligne sur le site la perte de toute rationalité dans la gestion de la politique de sécurité routière au cours des deux dernières années ». Ce pessimisme était inhabituel, j’ai connu plus de périodes de satisfaction que de tristesse au cours de 45 années de recherches portant sur la sécurité routière. La mortalité pour parcourir une distance donnée a été divisée par 17 depuis les années soixante et j’ai vécu l’inversion de la courbe de la mortalité à partir de 1972, quand la diminution du risque au milliard de kilomètres est devenue plus importante que l'accroissement du kilométrage annuel parcouru. J’ai donc rarement exprimé une analyse aussi critique que celle de juin 2014. Les gestionnaires doivent comprendre que la sécurité routière a pour caractéristique de réagir dans des délais courts aux mesures de qualité, comme à l’absence de telles mesures.

C'est l'évolution de l'accidentalité sur le long terme et en prenant en compte des intervalles de temps suffisants qui exprime l'existence d'un double processus de réduction de l'accidentalité déterminant les gains en vies humaines. La courbe suivante illustre l’évolution de la mortalité au milliard de kilomètres parcourus entre 1960 et 2011.

mortalité au milliard de km

Nous pouvons observer l'accroissement des progrès qui a suivi les décisions de 1972/1973 produisant un doublement de la réduction annuelle de la mortalité au kilomètre parcouru (de 3,1% à 7% par an) et celui qui a suivi les décisions de 2002/2003, nous faisant renouer avec le taux de 7,3% de réduction annuelle. Les irrégularités de la mortalité sont produite par la combinaison de deux groupes d'actions, dont les calendriers sont différents :

L'illustration de la période récente est aussi explicite : après l'effondrement de la mortalité au milliard de km parcourus en 2002/2004, nous avons pu observer une période de réduction dans des proportions plus faibles qui s'est poursuivie jusqu'en 2013. La tendance s'est inversée en 2014. La poursuite de cette dégradation en 2015 est probable, mais nous ne connaîtrons les kilomètrages parcourus qu'au cours de l'année 2016.

tues par milliard de km 2000_2014

Le déficit d'analyse fine de ces évolutions est une caractéristique de la période actuelle. La mortalité des différents types d'usagers au cours des deux dernières années a peu évolué, sauf pour les usagers de voitures légères. Une décroissance importante s'est produite entre février et juillet 2013 (11,1%), elle s'est poursuivie à un rythme plus faible (-5,5%) jusqu'en février 2014 où elle a atteint une valeur minimale (1576 tués). Ensuite, la croissance a été régulière jusqu'à la fin novembre 2015 avec 1814 tués en VL pendant les 12 derniers mois, soit un accroissement de 15,1%. Une telle évolution imposait une analyse statistique précise capable de confirmer l'hypothèse d'un effet temporaire de l'annonce de la mise en service de la nouvelle génération de radars mobiles en mars 2014, s'affaiblissant au cours de l'année 2013, les usagers se rendant compte de la faiblesse du risque d'être flashé en excès de vitesse par ces véhicules en déplacement, leur nombre et leur usage s'étant révélés très faibles. L'étude devait être faite par département, en tenant compte de la date de mise en service et du nombre de contraventions relevées.

tués VL 2011_2015

 

Autre exemple, l'ONISR ne publie plus de résultats détaillés de l'évolution des vitesses de circulation des différents types de véhicules sur des réseaux différents. La Belgique vient de publier une analyse remarquable de la vitesse des motards sur différentes infrastructures. Elle met notamment en évidence le fait que moins de la moitié des motards respectent les règles de la circulation remontant entre les files (limitation à 20 km/h de la différence de vitesse avec les files de voitures) et que, sur les routes à 70 km/h, 22% des motards dépassent la limitation de vitesse de plus de 10 km/h contre seulement 10% des automobilistes. Nous n'avons pas d'étude de ce type en France.

Imaginer que le contexte actuel est différent et que des mesures efficaces mais contraignantes par leur recherche de l'équité et du respect des règles ne pourraient plus être prises et acceptées comme en 1972/1973 et 2002/2003 est une affirmation dont le seul objectif est de justifier un manque de courage. Communiquer sans tenir compte des réalités ne peut que prolonger la période d’échec. En janvier prochain, lorsque les résultats de l'année 2015 seront disponibles et que le bilan de la mortalité dépassera celui de 2014, nous verrons quelles seront les réactions et les intentions des gestionnaires de la sécurité routière. S'ils conservent leur mode de travail, dans le déni des connaissances, l'inaptitude à la décision et le refus d'assurer un contrôle de qualité des procédures mises en oeuvre, ils seront définitivement marqués par leur incompétence dans ce domaine.