janvier 2006

Accueil | Table des matières | Liste des éditoriaux

Nous allons vivre une période de transition entre 3 ans de progrès exceptionnels et une période électorale ?

Atteindre le seuil de 5000 tués sur les routes dans les six jours suivant l'accident est un succès qui doit être apprécié à sa juste valeur. La mortalité a été divisée par plus de trois en 30 ans alors que le trafic a triplé, la combinaison de ces deux valeurs signifie que le risque d'être tué en parcourant un kilomètre a été divisé par un facteur proche de 10. Il est difficile de préciser la part de chaque mesure prise depuis l'été 2002 dans l'amélioration récente de ce bilan ?  La "fraction attribuable" à chaque facteur d'amélioration de la sécurité routière ne peut être calculée avec précision, faute d'avoir développé l'outil d'analyse adapté à cet objectif dont l'importance est grande.

Les décisions en sécurité routière doivent se fonder sur les connaissances et elles ne sont acceptables pour les usagers que si ces connaissance sont mises à leur disposition sous une forme rigoureuse, accessible et convaincante. Quand la décision est suffisamment forte et efficace pour provoquer des résultats rapides, l'adhésion de l'opinion publique est facilement obtenue, nous venons de le voir au cours de la période récente. Il faut cependant éviter de décrire le processus sous une forme simplette et l'équation : radars automatiques = 35% de tués en moins en trois ans n'est pas une vérité scientifique. Le résultat obtenu a été produit par la représentation sociale d'une rupture dans la politique gouvernementale qui a remis au premier plan l'objectif de sécurité routière, provoqué l'adoption de multiples mesures législatives, réglementaires, techniques (dont les radars automatiques), et finalement rendu crédible la détermination à appliquer plus rigoureusement les règles.

L'exemple de l'allumage des feux de croisement de jour a mis en évidence la difficulté d'obtention de la preuve. Cette mesure a une utilité prouvée par l'analyse des résultats dans les pays qui l'ont mise en oeuvre, mais les Français n'ont pas été convaincus de la nécessité de l'adopter, et finalement l'adhésion limitée et brève à cet essai n'a pas permis d'avoir une preuve "nationale" dont on pouvait probablement se dispenser. Nous nous retrouvons dans une situation proche de celle qui avait été produite par la décision de rendre obligatoire l'usage des feux de croisement en ville la nuit à une époque où la majorité des usagers utilisaient leurs feux de stationnement dans ce contexte. La décision avait provoqué des réactions hostiles et elle a été rapportée quelques mois après son adoption. Progressivement, une fraction croissante des usagers a reconnu le bien fondé de la mesure et finalement les conducteurs utilisent maintenant leurs feux de croisement en agglomération. L'équipement des véhicules avec des feux dédiés (feux spécifiquement destinés à assurer une meilleure visibilité le jour et allumés dès la mise en marche du moteur) sera la solution a ce faux pas de la communauté décideurs/acteurs et les deux partenaires ont leur part de responsabilité dans l'échec de l'essai de 2004/2005. Les décideurs n'ont pas suffisamment préparé l'opinion à la décision faute de moyens de communication adaptés et les usagers n'ont pas compris qu'il fallait allumer les feux de jour pour obtenir des résultats évaluables.

Une bonne gestion ne peut reposer que sur la modélisation et l'évaluation

L'évolution de la mortalité routière au cours des dernières années est un objet d'études passionnant et nous sommes encore loin d'avoir totalement compris les mécanismes des succès obtenus. Rétrospectivement nous pouvons regretter que les outils de la modélisation du risque routier n'aient pas été améliorés avant les réformes de 2002. Ils étaient cependant réclamés depuis des années par les spécialistes de l'INRETS qui nous expliquaient que la compréhension de l'efficacité d'une action de sécurité routière passait par la modélisation.

Quand un système dépend d'un nombre de variables important, mais pour la majorité d'entre elles observables et quantifiables, la construction d'un modèle est possible et son rôle est déterminant pour passer de la description à l'explication causale. Il est vrai que personne ne pouvait prévoir le niveau de détermination des décideurs faisant leurs annonces au cours de l'été 2002 et, à l'époque, les chercheurs travaillant dans le domaine de la modélisation étaient plutôt déprimés et démobilisés par la détérioration de leur outil de travail. Les insuffisances de documentation de données étaient et demeurent importantes et elles n'incitaient pas à développer des études de séries chronologiques franco-françaises dans une période de faible variation des résultats. Ils pouvaient tout au plus faire des comparaisons entre des pays où les résultats étaient très contrastés. La modélisation comparée de l'accidentalité de la France et de la Grande Bretagne en 2000 , publiée par Robert Delorme et Sylvain Lassarre (INRETS) en 2004 est un bon exemple de l'aide que peut apporter la modélisation aux décideurs publics. L'insuffisance de l'investissement dans l'évaluation et donc dans la compréhension des situations, de leur évolution sous l'influence de décisions multiples dont il faut contrôler l'effectivité et l'efficacité , demeure une caractéristique de notre système de gestion politique et administratif.

Le pôle "modélisation" de l'INRETS et ses correspondants à l'Observatoire interministériel de sécurité routière devraient être développés dans des proportions qui peuvent paraître inaccessibles, alors que le nombre de postes en jeu et les crédits nécessaires sont sans commune mesure avec l'ampleur du problème. La France est un pays riche, capable d'investir des centaines de millions d'euros pour tracer la viande bovine dans le but de prévenir l'extension d'une épidémie d'encéphalite qui a produit moins de dix décès humains, mais elle n'a pas une bonne connaissance de déterminants majeurs de la mortalité routière qui atteint 5000 personnes. Elle connaît très mal son parc automobile par classes de poids, de puissance ou de vitesse maximale, elle ne dispose par d'indicateurs départementaux du taux de port de la ceinture, ni d'indicateurs des jours et des heures de dépistage de l'alcoolémie des usagers de la route. Je pourrais ajouter une dizaine d'autres exemples de lacunes moins importantes mais qui conditionnent la qualité des modèles explicatifs de l'insécurité routière.

Chaque fois que l'on est confronté à ce type de lacunes dans les connaissances, on voudrait comprendre quelle est la part de l'inaptitude à savoir et de la volonté de ne pas savoir dans la genèse de cette situation. Ces deux mécanismes ne sont pas mutuellement exclusifs et l'inertie du système, son incapacité à redéployer des moyens, s'associent à la crainte de faire émerger des connaissances qui dérangent. Je soutiens depuis des années que si la communication en sécurité routière s'emparait de la notion de risque lié au véhicule pour démontrer et installer dans les esprits la réalité de l'existence de "véhicules tueurs", inutilement puissants rapides et lourds, ces véhicules deviendraient insupportables dans l'opinion publique et les décideurs politiques et administratifs seraient contraints d'agir pour limiter ce surrisque totalement inutile.

Quelles décisions espérer en 2006 ?

Les périodes préélectorales sont redoutables dans le domaine de l'insécurité routière. Elles paralysent habituellement les décideurs politiques qui pensent devoir capitaliser les résultats obtenus en se gardant bien de provoquer de nouvelles hostilités par l'ajout d'autres initiatives contraignantes. Ils n'ont aucune preuve du bien fondé de cette hypothèse. Il est tout aussi crédible d'affirmer que les usagers privilégient l'efficacité et la qualité des résultats obtenus. La prise de nouvelles décisions spectaculaires et fondées seraient un atout supplémentaire pour la majorité politique actuelle qui consoliderait sa crédibilité très forte acquise dans le domaine de la sécurité routière.

La difficulté est bien entendu liée aux délais d'obtention des résultats. Le "choc psychologique" des décisions de l'automne 2002 provoquant une réduction brutale de la mortalité de 30% pendant chacun des quatre mois allant de décembre 2002 à mars 2003 ne peut avoir son équivalent en 2006 car il était fondé sur un concept unique et très fort : le retour à l'application stricte de la règle. Les progrès à court terme ne peuvent être obtenus que par la poursuite de cette politique visant à modifier les comportements. L'action sur les véhicules et les infrastructures vise le long terme, le parc mettant une quinzaine d'années à se renouveler et les actions sur les routes produisent des effets importants dans des délais encore plus longs (ce qui ne les disqualifie pas, les progrès sur l'infrastructure peuvent encore être très importants, mais ils ne peuvent être producteurs d'effets rapides et spectaculaires).

La position actuelle du gouvernement ne laisse espérer aucune décision favorable concernant les véhicules. L'évolution de l'action gouvernementale au cours des dernières années rappelle celle du gouvernement Jospin en 1999, quand un projet de limitation de la vitesse maximale a la construction, associé à un limiteur de vitesse réglable entre 50 et 140 km/h et à un enregistreur d'événement (boîte noire) avait été proposé à l'organisme des Nations Unies définissant des normes pour les véhicules. Ce projet innovant, ambitieux et "trop efficace" avait été rapidement modifié, transformé en l'inoffensif "limiteur volontaire de vitesse" qui est une pure malhonnêteté intellectuelle, puisqu'il ne limite pas la vitesse maximale, c'est le conducteur qui fait le choix, comme il le fait en cessant d'appuyer son son accélérateur traditionnel pour limiter sa vitesse. Lors du comité interministériel décisif du 18 novembre 2002, le gouvernement de Jean Pierre Raffarin semblait prêt à développer une action concrète dans ce domaine et je me souviens de la phrase du communiqué publié à la fin de ce CISR : « La France poursuivra au niveau communautaire ses démarches pour favoriser le prise en compte de la limitation de vitesse sur l’ensemble des véhicules à la construction. ». Cette affirmation avait été suivie mollement, mais sans ambiguïté, par le ministre Gilles de Robien quand il répétait à ses collègues européens : « Aurons nous un jour le courage d’aborder la question du bridage des véhicules, techniquement appelée limitation par construction de la vitesse ? La France y est prête ». Elle est maintenant totalement abandonnée, comme l'indique le dernier discours de Dominique Perben à Vérone en novembre 2005 : « S’agissant du véhicule, le Gouvernement français prendra toutes les mesures nécessaires pour promouvoir des équipements facilitant le respect des règles et assurant une meilleure protection des usagers. Nous souhaitons obtenir rapidement la généralisation du limiteur de vitesse volontaire sur tous les véhicules neufs, sachant que ce dispositif rencontre déjà un vrai succès. ». La boucle est achevée et nous sommes revenus à la case 1999, le gouvernement ne veut pas de conflit avec l'Allemagne et renonce à promouvoir la seule limitation de vitesse qui ait un sens : la limitation à la construction indépendante du conducteur. Au moment où la conférence de Montréal sur le climat, le prix élevé du pétrole, le déficit de notre balance des paiements induite par ce prix, la perspective de la raréfaction progressive des combustibles fossiles, nous incitent à faire preuve de courage politique dans ce domaine, il fait défaut. La maison brûle et nous continuons à regarder ailleurs pour reprendre l'image forte du du président de la République qui illustre la profondeur de l'abîme qui sépare le bon diagnostic du passage à l'acte. 2006 sera probablement l'année où le Conseil d'Etat rendra sa décision dans le recours de l'APIVIR (association pour l'interdiction des véhicules inutilement rapides) visant à ce que l'administration ne délivre plus de certificats d'immatriculation à des véhicules dont la vitesse dépasse le maximum autorisé sur nos routes. Quand le courage politique est défaillant, le droit administratif peut être le dernier recours pour obtenir que les textes fondamentaux définissant les droits de l'homme et le droit national soient respectés, sans que l'on puisse leur opposer le principe commercial européen fondant la libre circulation des marchandises. Le simple réglage d'une informatique embarquée n'est pas un obstacle à la circulation des marchandises, c'est un réglage de bon sens proportionné aux enjeux de sécurité routière.

Si l'Etat fuit ses responsabilités dans le domaine de l'action structurelle sur le véhicule, peut-il accentuer les bons résultats obtenus en continuant d'agir sur le comportement humain ? Nous avons vu qu'il ne le fera pas en se contentant de réaffirmer sa volonté de faire respecter les règles comme en novembre 2002, cette volonté lui est reconnue. Il doit trouver des idées nouvelles qui concrétisent sa détermination et elles doivent être suffisamment crédibles, importantes, concrètes, voire spectaculaires pour réactiver la motivation des usagers à mieux respecter les règles. Il faut conserver à l'esprit que les actions efficaces de promotion de la sécurité routière peuvent être obtenues dans deux domaines très différents, celui de la modification de comportement d'un grand nombre d'automobilistes et celui concernant un fraction réduite mais bien identifiée présentant un risque très élevé. Les méthodes utilisables sont très différentes dans les deux cas.

Le premier groupe d'actions doit concerner les trois grands déterminants de l'insécurité routière, la vitesse excessive, la conduite sous l'influence de l'alcool et l'absence de port de la ceinture. Il faut développer des annonces et des actions précises dans ces trois domaines, fondées sur des indicateurs objectifs. Ils sont définis depuis de nombreuses années, mais ne sont toujours pas recueillis. Les objections sont connues, développer ces indicateurs consomme du temps et il est préférable d'utiliser les moyens disponibles sur le terrain. Avec ce raisonnement on ne ferait pas d'évaluation des pratiques hospitalières ni de contrôle de qualité dans les entreprises. Le temps accordé à l'évaluation n'est jamais du temps perdu si les indicateurs sont robustes, simples et utilisés pour améliorer les pratiques et les résultats. Ceux qui ne souhaitent pas leur mise en oeuvre souhaitent avant tout ne pas mettre en évidence des insuffisances. Résumons les mesures à prendre  :

Le second groupe d'actions exige des pratiques adaptées au traitement d'infractions particulièrement graves, qui sont également bien identifiées mais tardent à être mises en oeuvre. Elles concernent la récidive de conduite sous l'influence de l'alcool avec un taux égal ou supérieur à 0,8 g/l, les grands excès de vitesse et la conduite sans permis qui est fréquemment associée aux deux délits précédents.