juillet 2002
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Une alternance politique est souvent un moment d'espoir pour ceux qui
espèrent une transformation des méthodes destinées à réduire la première cause
de mortalité des jeunes en France, l'accident de la route. Le fait que
l'alternance se fasse de la gauche vers la droite ou dans le sens inverse n'a
guère d'importance, depuis trente deux ans que je tente de faire passer la
production des chercheurs vers la décision publique, j'ai compris que
l'efficacité dans ce domaine n'était ni de droite ni de gauche, elle ne pouvait
être que le produit d'un ensemble de qualités humaines, l'aptitude à comprendre
la complexité d'un système, une volonté politique de mettre en oeuvre des
mesures concrètes, et une attention permanente à l'adéquation entre les
objectifs et les moyens. Des ministres de gauche et des ministres de droite ont
eu ces aptitudes, et nous sortons d'une période d'inefficacité qui ne peut que
nous donner de l'espoir pour la période à venir, il sera difficile pour les
nouveaux venus de faire moins bien que les prédécesseurs.
J'attendais avec impatience et intérêt la décision en appel de la cour de
Paris qui devait décider devant quelle juridiction il convenait de juger
les trente personnes mises en examen dans le cadre du dernier procès du sang
contaminé par le virus du sida. La cour a escamoté le débat en évitant d'avoir à
traiter la difficulté. Elle a prononcé un non-lieu général en estimant que pour
toutes les victimes concernées par la plainte il n'y avait pas de certitude
quand au lien de causalité entre la faute et le dommage. Elle n'avait plus alors
à interprèter la loi Fauchon (10 juillet 2000) qui avait modifié la définition
des délits non intentionnels, puisqu'en doit pénal le lien causal entre l'acte
incriminé et le dommage doit être établi avec certitude, il ne peut s'agir d'une
probabilité de type statistique. Pour le futur procès des personnes qui ont mis
ou laissé mettre en circulation des voitures inutilement rapides et de ce fait
inutilement dangereuses, il est évident que l'argument de la Cour ne pourra pas
être utilisé si les plaintes concernent uniquement des accidents qui ne
pouvaient avoir lieu en l'absence d'une capacité du véhicule impliqué
d'atteindre une vitesse très supérieure à 130 km/h. Quand le conducteur d'une
voiture roulant à plus de 180 km/h est incapable de freiner suffisamment alors
qu'il rattrape un véhicule qui le précède, le lien de causalité entre la vitesse
excessive et le risque est établi. Les fautes sont d'une part la faute directe
du conducteur qui a commis un excès de vitesse, d'autre part les fautes
indirectes du constructeur qui a produit et commercialisé un véhicule
inutilement rapide et de ce fait dangereux, et des pouvoirs publics qui ont
réceptionné et immatriculé un véhicule ayant ces caractéristiques porteuses de
risques inutiles. J'ai entrepris une nouvelle rédaction des textes concernant
ces possibilités de procès et ils sont disponibles sur le site dans leur état
provisoire.
Le bilan des cinq années qui viennent de s'écouler
Il a été marqué par les effets cumulés de plusieurs erreurs :
- une annonce dépourvue de réalisme lors du premier comité interministériel
de sécurité routière de novembre 1997, exprimée par les deux phrases
suivantes extraites du communiqué publié à la suite de ce CISR : Le
gouvernement français adopte un objectif de réduction par deux des tués sur
la route au terme des cinq prochaines années" et "D'ici à la fin de l'année
2002, le bilan devra être réduit de 4 000 tués". Il y avait eu 7989 morts en
1997, 7720 en 2001 soit 269 tués en moins, soit 2,7%. La réduction de la
mortalité est donc 18,5 fois plus faible que l'objectif annoncé. Pour
atteindre un objectif aussi ambitieux il fallait un plan, chaque mesure
étant évaluée (fondement scientifique, efficacité attendue en fonction de
l'effectivité, délai et moyens à mettre en oeuvre, coût, évaluation continue
au cours de la période envisagée), cette méthode n'a pas été mise en oeuvre,
elle se limitait à un effet d'annonce.
- la persistance dans l'erreur organisationnelle de 1983 qui avait supprimé
le véritable caractère interministériel de la gestion de l'insécurité
routière en fusionnant les fonctions de délégué interministériel de la
sécurité routière et celles de directeur de la sécurité routière et des
routes au ministère de l'équipement. Les problèmes posés par l'insécurité
routière dépendent de nombreux ministères et si le (ou la) délégué
interministériel veut pouvoir exercer pleinement son rôle de coordonnateur
de la politique interministérielle, il doit être indépendant de chaque
ministère, dans une position d'arbitre soutenu par Matignon, donc
directement rattaché aux services du Premier Ministre. Dans le même ordre
d'idées, l'observatoire national interministériel de sécurité routière
devrait être un organisme indépendant. Les cafouillages dans la présentation
des résultats statistiques de 2001 et des premiers mois de 2002 ont mis en
évidence l'anomalie insupportable qui consiste à subordonner la présentation
de résultats statistiques à une décision politique.
- la faiblesse de la relation avec les milieux de la recherche en sécurité
routière. Dans la gestion des grands problèmes d'insécurité sanitaire, le
gouvernement et les responsables du ministère de la santé ont compris la
nécessité d'appuyer toutes les décisions politiques sur des bases
scientifiques solides. La création des grandes agences de sécurité sanitaire
(des aliments, des produits de santé, de l'environnement) et de l'institut
de veille sanitaire a été une des réussites de l'action du gouvernement de
Lionel Jospin dans ce domaine. Toutes les décisions concernant l'encéphalite
d'origine bovine ont été gérés avec le soutien de commissions réunissant les
meilleurs chercheurs du domaine. Rien de tel dans le domaine de la sécurité
routière, les liens entre l'INRETS ou les autres structures de recherche et
le ministère ont été insuffisantes et les moyens alloués à la recherche à la
mesure de ce désintérêt.
- la mauvaise gestion des décisions prises. J'ai insisté sur ce fait dans
plusieurs textes au cours des dernières années. Les exemples sont nombreux,
le plus significatif étant l'annonce à chaque CISR depuis 1997 de
l'immatriculation des cyclomoteurs et des scooters qui étaient jusqu'alors
dispensés de cette formalité indispensable pour lutter contre le débridage,
le bruit et le vol. Cinq ans après la mesure n'est toujours pas effective !
Même remarques pour les annonces de la mise en oeuvre dans deux départements
de l'usage des antidémarrages conditionnant la reprise du volant pour
certains usagers ayant conduit sous l'influence de l'alcool, et des "boîtes
noires" pour des usagers récidivistes d'excès de vitesse. Développer des
indicateurs locaux de sécurité routière était une priorité qui a été
reconnue, mais les moyens alloués à cet objectif n'ont pas été à la mesure
de cette ambition.
- la sous-évaluation de la dérive de notre système de contrôle et de
sanctions. Faute de politique définie et mise en place au niveau national,
faute de moyens suffisants, notamment dans le traitement des infractions,
nous assistons à une véritable déroute du système, le caractère massif de la
transgression des règles fondatrices de la sécurité routière (respect des
limites de vitesse, des feux, des stops) supprimant la crédibilité de la
dissuasion par la répression.
- dernière faillite de cette gestion, la tentative avortée de développer une
normalisation de l'usage des limiteurs de vitesse à la construction et des
boîtes noires. Il est évident qu'un pays où le système de contrôle et de
sanction fonctionne mal, et qui a de surcroît un réseau très étendu de
routes secondaires rendant difficile la surveillance automatisée de la
vitesse, a intérêt à développer des mesures de sécurité dites intrinsèques
ou structurelles, indépendantes de l'action de l'usager. Les mesures
proposées aux Nations Unies en 1999 (c'est une agence des Nations Unies qui
développe les normes pour les véhicules au niveau mondial, elles sont
ensuite incorporées par les pays ou par l'Union Européenne dans leurs
réglementations) ont été rapidement abandonnées, dans un cafouillage total.
La mesure a été mal préparée, sans la moindre concertation avec les parties
concernées, elle a été rapportée dans la même absence de qualité. L'argument
que le projet initialement confié à l'agence des Nations Unies de Genève
n'était pas le bon à la suite "du croisement accidentel de deux fichiers"
est un aveu d'incompétence s'il est vrai, une explication ridicule s'il
masque un renoncement face aux oppositions rencontrées.
La première décision : le contenu de la loi d'amnistie
Le premier geste d'un nouveau gouvernement et d'une nouvelle majorité
parlementaire dans un domaine particulier a une signification importante. Il
permet de savoir à quel niveau de priorité et de sérieux le problème sera géré.
Le dossier de l'amnistie peut être résumé de la façon suivante :
- les premières amnisties instaurées par les présidents de la cinquième
république n'ont pu provoquer une anticipation de cet effacement des
conséquences judiciaires d'une faute de conduite, car elles n'étaient pas
prévisibles (la première était une première ! la seconde a suivi le départ
brutal du Général de Gaulle, la troisième le décès de Georges Pompidou). La
première à se produire après une élection se tenant à la date prévue est
l'amnistie de 1981. Elle n'avait pas été annoncée plusieurs mois à l'avance
par les médias et cette absence d'intervention peut expliquer l'absence
d'accroissement de la mortalité routière dans les mois qui ont précédé
l'élection.
- En 1987 (à partir du 15 novembre) et en 1994 (15 septembre) l'annonce de
l'amnistie et de ses effets probables a été faite très largement dans la
presse automobile et ensuite dans la presse généraliste. Parallèlement à
cette intervention nous avons observé un fort accroissement de la mortalité
routière. Il est évident que les variations mensuelles de l'insécurité
routière ne dépendent pas d'un seul facteur, mais il est tout aussi
indiscutable que l'analyse statistique des séries chronologiques peut-être
faite à posteriori quand on dispose d'une série longue de données. Le
dossier sur les liens statistiques entre anticipation de l'amnistie et
insécurité routière est présent sur ce site.
- a partir de mars 2001, la presse automobile a une fois encore présenté
l'amnistie de 2002 comme une mesure que l'on pouvait anticiper, permettant
de cesser de payer ses contraventions et de craindre la sanction de fautes
de conduite. Bien que la crainte d'une poursuite de la restriction
progressive du champ de l'amnistie ait été indiquée dans ces articles, ils
indiquaient qu'elle dépasserait le cadre des infractions au stationnement
- en octobre 2001, Jacques Chirac a reçu plusieurs associations concernées
par la sécurité routière, sa formulation concernant l'amnistie conservait
une certaine ambiguïté puisqu'il avait indiqué qu'elle ne pourrait concerner
les infractions "mettant en danger la vie d'autrui". Nous savons que le
délit de mise en danger d'autrui n'était pas amnistié en 1995 et qu'il ne
concerne pas des infractions aux règles de circulation telles qu'un
dépassement de vitesse de 40 km/h. Ensuite le ministre de l'équipement Jean
Claude Gayssot a pris une position à titre personnel contre toute amnistie
des fautes de conduite, la même attitude a été adoptée par la quasi-totalité
des candidats à l'élection présidentielle qui ne se différenciaient que par
l'exclusion ou non de l'amnistie des infractions au stationnement. Jacques
Chirac a précisé sa position le 2 avril en indiquant : "Je tiens à vous
préciser que naturellement cela signifie que j'écarte de l'amnistie toutes
les infractions au code de la route à l'exclusion des infractions au
stationnement non dangereux. Je veillerai à ce que la loi d'amnistie soit
conforme à cette exigence."
- la loi votée par l'Assemblée en première lecture est conforme à la volonté
exprimée par le Président de la République.
Les perspectives des responsables de la sécurité routière
Comme pour de nombreux dossiers gouvernementaux, les décideurs vont se
trouver au début d'une période exceptionnellement favorable (tous les leviers de
commande entre les mains pendant cinq ans). Les éléments favorables à une
amélioration des résultats sont les suivants :
- l'échec de la période précédente. Il est toujours plus facile d'être
efficace après une longue période d'inefficacité, à l'opposé quand une
politique active et innovante a fait régresser l'accidentalité, il est
difficile pour ceux qui viennent ensuite de maintenir la tendance favorable.
Il y a toujours un temps de gestation et de mise en oeuvre de nouvelles
mesures qui joue un rôle dans la survenue de ces cycles.
- certains outils mis en place par l'équipe précédente peuvent être rendus
opérationnels s'ils sont soutenus et développés par la nouvelle équipe,
notamment les indicateurs locaux de sécurité routière et les plans
départementaux de contrôle et de sanctions. La remise du rapport de la
commission sur le système de contrôle et de sanctions présidée par Michel
Ternier (qui a été un des grands artisans des réformes fondamentales de
1971/1972 aboutissant à la création du comité interministériel de sécurité
routière), qui interviendra avant la fin de l'année, pourra ajouter de
nouvelles pistes pour l'élaboration de ces plans, en les situant dans une
politique nationale de retour au respect des règles, qui est le gisement
d'efficacité le plus immédiatement disponible si l'on sait l'exploiter.
- la volonté d'une grande majorité des usagers de pouvoir circuler librement
sur une route apaisée, en respectant les règles. A la différence de réformes
difficiles susceptibles de provoquer des réactions dures de groupes hostiles
à toute remise en question d'avantages acquis, le retour à la règle dans le
domaine de la sécurité routière ne va pas provoquer de grèves et de
réactions hostiles. A l'opposé la population attend un contrôle plus strict,
plus efficace et surtout plus juste.
- l'émergence de nouvelles techniques qui peuvent être rapidement
opérationnelles si le gouvernement le souhaite. Le choix important sera de
conduire parallèlement le développement de ces méthodes au niveau européen,
avec la lenteur habituelle des décisions communautaires, l'opposition
intéressée de l'Allemagne à toute mesure visant à limiter la vitesse à la
construction et leur mise en oeuvre au niveau national dans un cadre limité
permettant d'éviter les conflits communautaires (nous avons accepté une
homologation unique des véhicules au niveau européen). La méthode la plus
immédiatement utilisable est de rendre possible légalement l'équipement
obligatoire de véhicules par des boîtes noires et des limiteurs de vitesse
en cas de dépassement important ou répété de ces limites. La limitation
régulée de la vitesse maximale en fonction de la vitesse locale autorisée
(positionnement par satellite et régulation utilisant une cartographie
embarquée) est une technique qui est au terme de sa phase d'expérimentation,
elle doit être opérationnelle dans un délai de deux ans. Elle apportera une
solution idéale pour le contrôle des vitesses lors de sa généralisation,
mais cette dernière ne se situera pas avant un délai long (cinq à dix ans
?). Nous sommes donc contraints à agir par d'autres méthodes avant sa mise
en oeuvre.
Conclusions
Nous verrons assez rapidement si le nouveau gouvernement sait tirer les
leçons des échecs du gouvernement précédent. Il doit décider s'il veut faire de
la première cause d'insécurité dans notre pays une priorité. Rappelons qu'il y a
en France environ 1000 homicides volontaires chaque année et 8000 tués sur les
routes. S'il fait ce choix il faudra :
- savoir gérer sans se contenter des effets d'annonce
- redonner une crédibilité au système de contrôle et de sanctions
- traiter la délinquance routière comme une délinquance de masse, avec une
automatisation qui doit être assurée tout au long de la filière de contrôle
et de sanction, elle ne doit pas se limiter à l'automatisation du constat de
l'infraction aux limitations de vitesse, sinon l'échec est assuré,
- ne pas oublier que l'accroissement du taux de port de la ceinture à toutes
les places peut améliorer la situation dans des proportions encore
importantes,
- donner enfin à la prévention de l'alcoolisation dangereuse la place
qu'elle mérite, c'est à dire équiper les policiers et les gendarmes
d'éthylotests électroniques et non de ballons qui laissent passer la moitié
des alcoolémies dépassant le seuil légal et privilégier les contrôles
effectués pendant le week-end du vendredi soir au lundi matin. Les dernières
études sur l'alcoolisation des jeunes conducteurs peut faire envisager un
taux d'alcoolémie nulle pour la conduite pendant les premières années
suivant l'obtention du permis (3 à 5 ans ?).