mes raisons d'agir

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(Ce texte a été écrit au début des années quatre vingt dix).

Pourquoi un pays qui prétend à la raison, à l’intelligence et au respect des droits de l’homme accepte-t-il que près de 9.000 personnes meurent chaque année sur les routes, que 190.000 soient blessées dont 45.000 gravement ? Des milliers d’entre elles conserveront un handicap qui transformera leur vie ou la détruira, professionnellement et affectivement. Nous subissons passivement ce malheur humain comme un troupeau marchant vers l’abattoir. Il semble plus facile de se rassurer en affirmant que le risque est faible que d’imaginer un de ses enfants parmi les tués ou les handicapés de la route, mais comment oublier que l’accident de la circulation est la première cause de mortalité des jeunes dans notre pays, responsable de 38% des morts survenant entre 15 et 24 ans ? Il s’agit d’une manifestation de barbarie dans les civilisations industrielles, comme une résurgence de la pratique des sacrifices humains. Loin d'être une fatalité représentant le prix à payer pour se déplacer, c'est une manifestation de notre soumission à une mauvaise organisation de la sécurité routière.

 Les grands drames de l’humanité ont pour cause première la passivité de populations entières et non les choix destructeurs de dirigeants ambitieux, irresponsables ou cruels. Face à son enfant mort, une mère sait qu’elle a tout perdu. Que le corps de cet enfant ait été transpercé par la balle d’un tireur d’élite serbe ou écrasé par un conducteur d’élite français ne change rien au résultat. Un individu privilégiant son bon plaisir et sa volonté de puissance a exercé son terrorisme aux dépens d’une vie. Nous savons que ce risque peut être réduit à des niveaux tolérables, plusieurs pays industrialisés ont prouvé que l’on peut se déplacer sans tuer autant. La mort routière dépend d’abord de nos incohérences et du défaut de maîtrise de notre système de transport. Il est techniquement facile de réduire le nombre de victimes, sans terrorisme policier, sans altération de nos possibilités de déplacement, sans drame pour notre économie.

 Privilégier la vie ou l'absence de handicap ne signifie pas que l'on s'enferme dans un protectionnisme supprimant toutes les activités dangereuses. Des personnes âgées meurent à la suite d'une chute et ce risque est accepté, comme celui de l'enfant qui apprend à marcher en tombant, la mobilité est une forme de liberté qui justifie ces prises de risque. L'homme a accru sa capacité de se déplacer sans se rendre compte que, progressivement, le véhicule à moteur cessait d'être seulement l'instrument facilitant ses déplacements, pour devenir également un mode d'expression des possibilités techniques, un enjeu économique, un objet de plaisir, voire une arme. L'incompatibilité entre certaines de ces fonctions et la sécurité se paye en vies et la lutte contre les déviances d’un produit de l’intelligence humaine n’est pas une condamnation des services qu’il peut rendre.

 L'accident de la route n'est jamais simple. L'individu intervient avec ses aptitudes, ses pulsions et ses passions, qui s'expriment dans une activité pratiquement dépourvue d'automatisation. Le groupe tente d'organiser le système pour maîtriser le risque par des normes, des règlements et des lois. Le point d'équilibre est instable, il peut être déplacé vers la sécurité ou vers la facilitation de la mort. Il n'est pas au même niveau dans des pays dont le degré d'industrialisation est proche, et nous pouvons juger les valeurs d'une société sur son taux de mortalité par accident de la route. Celui de la France est un des plus élevés d’Europe, seuls quelques pays européens nous dépassent en inefficacité, habituellement le Portugal et la Grèce, mais la Suède et la Grande Bretagne ont une civilisation et une administration deux fois plus respectueuses de la vie. Pourquoi sommes-nous plus barbares ou incompétents que d’autres ? Cette situation traduit-elle des conditions géographiques sur lesquelles nous n'avons pas de prise ? Qui a la responsabilité de ces insuffisances : l'individu ? les organisateurs de notre politique de transport ? Pouvons-nous modifier cette situation ?

 Comprendre les réponses à ces questions conditionne notre aptitude à secouer une inertie mortelle, à nous sentir responsables de la situation et à agir pour obtenir le respect de la liberté de vivre. Il est de notre devoir de dire que des morts et des handicaps évitables sont les conséquences de notre passivité et des carences organisationnelles des pouvoirs publics. Si nous ne réagissons pas à de telles situations, un ensemble de valeurs liées à l’amour et à la solidarité dépériront. Tolérer une situation qui produit une telle quantité de malheur n’est pas la traduction d’une indifférence parmi d’autres, c’est un signe grave de déshumanisation.