jeux avec les règles pénales

le déficit de retraits de points pour des "infractions alcool" de 2010 à 2014

Le déficit des retraits de points pour des infractions liées à la conduite sous l'influence de l'alcool n'a pas été corrigé. Il s'est encore aggravé en 2014 : 51,1% des retraits de points qui devaient être retirés ne l'ont pas été et les justifications acceptables de non retraits (absence de permis valide, usagers étrangers)sont sans commune mesure avec le déficit observé.

En août 2015, le Journal du Dimanche a publié et commenté un rapport remis le 13 juin 2012 au ministre de l'intérieur par Jean Colin et Jean Yves Le Gallou, inspecteurs généraux de l'administration. Ce rapport exploitant des données de l'année 2011 mettait en évidence la dégradation calamiteuse du dispositif de retrait de points de permis dans les termes suivants : "Les retraits de points concernent 54% des infractions constatées. 46% des infractions sont donc restées sans conséquences sur la situation du permis de conduire". Ce rapport est consultable dans son intégralité sur ce site : http://www.securite-routiere.org/docacrobat/rapportcolinavecannexes.pdf

Parallèlement, j'ai étudié le retrait effectif de points à la suite d'infractions aux règles concernant la conduite sous l'influence de l'alcool. Pour l'année 2013, la situation était proche de celle décrite dans le rapport Colin/Le Gallou, seulement 51,8% des points devant être retirés l'ont été, soit un déficit de 48,2%. Tous les éléments utilisés dans cette étude proviennent de documents produits par le ministère de l'intérieur. Les différents calculs ont été présentés sur ce site dans le document :  http://www.securite-routiere.org/docacrobat/alcooletretraitdepoints.pdf

J'ai montré dans cette analyse que la disparition des infractions constatées comportait deux étapes :

Le rapport parlementaire de 2011 utilisant des données de 2010 (rapport à l'Assemblée Nationale n°3864 du 19 octobre 2011 - Armand Jung/Philippe Houillon) indique que 271 163 "infractions alcool" ont été constatées et que 165 388 retraits de points ont été effectués, soit 60,99% des points qui devaient être retirés. Le nombre d'infractions constatées ne correspond pas au résultat publié par l'Observatoire interministériel de la sécurité routière pour l'année 2010 qui est de 375 487 infractions constatées :

Nous n'avons aucune explication du passage du total des infractions constatées de 375 487 à 271 163 infractions ventilées en 103 816 contraventions et 167 347 délits. Le déficit pour cette année 2010 est de 104 324, soit 27,8% (il était de 22,5% dans mon étude portant sur l'année 2013). Sur les 271 163 infractions qui seraient entrées dans le dispositif judiciaire, 165 388 auraient provoqué une perte de points, soit la proportion de 60,99% indiquée dans le rapport Jung. Si l'on compare la valeur initiale des infractions constatées (375 487) au nombre final d'infractions ayant provoqué une perte effective des points (165 388), la proportion réelle du déficit de la suppression de points est de 56%. Cette année-là seuls 44% des usagers en infraction alcool ont perdu 6 points. Il y a bien entendu un décalage entre le moment du constat d'une infraction et celui de la sanction définitive, mais la stabilité des comportements de conduite sous l'influence de l'alcool permet de ne pas tenir compte de ce décalage.

Après ce constat d'une différence très importante entre les infractions aux limites d'alcoolisation et les retraits de points pour les années 2010 et 2013, il était indispensable de vérifier si les pouvoirs publics (ministère de l'intérieur et ministère de la justice) avaient mis en oeuvre les recommandations précises proposées par le rapport Colin/Le Gallou. Il était également utile de préciser la situation pour les années intermédiaires, 2011 et 2012. Pour toutes ces années, les données utilisées sont celles publiées dans les bilans annuels du ministère de l'intérieur, notamment dans le document « Le comportement des usagers de la route – les infractions – l’impact sur le permis à points ». Mon analyse se limite à la mise en correspondance des trois types de dénombrements (contrôles positifs, qualifications en tant que contraventions et délit, retraits de points).

Les données disponibles :

années 2010 2011 2012 2013 2014
dépistages préventifs aléatoires 8707966 9070035 8923560 7907454 8565436
depistages après  infractions 1844506 1755795 1695797 2311625 2007781
depistages après accidents 340524 329474 315823 298069 265526
nombre total de dépistages 10892996 11155304 10935180 10517148 10838743
depistages préventifs positifs 261037 277637 251377 213152 213068
dépistages après infractions positifs 85669 81649 73824 84534 83922
dépistages après accidents positifs 28781 27542 26803 25008 21500
nombre total de dépistages positifs 375487 386828 352004 322694 318490
total page 24 du document sur les infractions 375487 386828 352014 322694 319264
contraventions 103816 118622 107343 101864 92736
délits 167347 171672 149457 148209 167067
total infractions + délits 271163 290294 256800 250073 259803
rapport délits/contraventions 1,61 1,45 1,39 1,45 1,80
points perdus pour des contraventions 479010 433428
points perdus pour des délits 512532 501732
total des points perdus / 6 165397 176059 180571 165257 155860
déficit lors de la première étape 104324 96534 95204 72621 58687
déficit lors de la première étape en % 27,8% 25,0% 27,0% 22,5% 18,4%
déficit lors de la seconde étape 105766,5 114235,5 76229 84816 103943
déficit lors de la seconde étape en % 28,2% 29,5% 21,7% 26,3% 32,6%
déficit final en retraits de points 210090,5 210769,5 171433 157437 162630
déficit final des retraits de points en % 56,0% 54,5% 48,7% 48,8% 51,1%

Commentaires

Les faits nouveaux apportés par l'étude de ces cinq années sont les suivants :

Les mécanismes de cette perte de l'équité en cas d'infractions alcool sont en grande partie connus pour la seconde étape de la production de ce déficit :

Dans cette perte abyssale de retraits de points, déshonorant à la fois le ministère de l'intérieur et celui de la justice, il est impossible de donner un rôle important aux cas dans lesquels il ne peut y avoir de retraits de points. Ces situations sont bien identifiées mais il est difficile de les quantifier avec précision. Une bonne approximation est toutefois possible.

Conclusions

Les gestionnaires de la sécurité routière se sont révélés incapables de réduire la proportion de cas où une conduite sous l'influence de l'alcool n'a pas provoqué la perte de 6 points prévus par la réglementation.

Ce défaut de qualité produit une absence d'équité inacceptable. Il est connu depuis plusieurs années et il n'a pas été corrigé. Il ne s'agit donc pas d'un déficit de connaissance mais d'un déficit de compétence et de volonté de rétablir l'égalité des citoyens face à la loi.

Pour l'année 2014, le déficit de retraits de points pour des infractions concernant l'alcool s'est élevée à 51,1%.

Avoir abaissé à 0,20 g/l le seuil d'alcoolémie pour les titulaires de permis récent et abandonner la perte de points pour la moitié des usagers contrôlés au dela de 0,49 g/l témoigne d'un abandon complet de tout bon sens dans la définition d'une politique de sécurité routière. Le choix d'agir sur les faibles alcoolémies va accroître le nombre de résultats positifs, compte tenu de la distribution des alcoolémies hors accident, pour un enjeu minime en terme de sécurité. Il va augmenter le nombre de procédures à traiter alors que le dispositif aboutissant aux sanctions est sinistré, notamment par une faute de moyens en personnels. Le rapport Colin/Le Gallou cite l'exemple d'un département qui avait deux années de retard dans la transmission des décisions judiciaires devant provoquer une perte de points.

Nous ne sommes pas dans un Etat de droit, mais dans un Etat géré par des irresponsables qui n'ont pas compris que de telles absence d'équité détruisent l'image des décideurs. Il ne faut pas se désoler d'une perte de confiance dans les politiques s'ils ne font pas le choix d'une gestion de qualité. La suppression du Conseil National de l'Evaluation créé par le décret du 18 novembre 1998 a été une erreur politique majeure décidée en 2003. Le dernier rapport réalisé dans le cadre de ce Conseil a concerné le dispositif de contrôle et de sanction visant à développer la sécurité routière (Commission Ternier). Ce rapport a joué un rôle important dans la définition de la politique de 2002. Les politiques qui imaginent avoir intérêt à ne pas rendre visible les défauts de qualité de leur gestion ont un comportement suicidaire, car tôt ou tard leurs déficiences seront connues. La loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, avait pour objectif d'améliorer le contrôle de qualité des finances publiques, alors que nous disposons d'une Cour des Comptes qui a en charge ce travail. Demander aux ministères de développer des argumentaires justifiant leurs demandes budgétaires oubliait le conflit d'intérêts qui ne pouvait manquer de s'exprimer. Il fallait maintenir et développer un contrôle de qualité indépendant de l'administration. Les inspections des ministères ont un rôle important à jouer dans ce domaine et nous l'avons vérifié avec le rapport Colin/Le Gallou. Ce rapport est resté confidentiel par une décision ministérielle qui a été une erreur grave. Elle a masqué temporairement l'absence de qualité de la procédure, mais cette manoeuvre s'est révélée totalement inefficace à terme. Je suivrai ce dossier année après année et nous verrons quel délai sera nécessaire pour corriger ce désastre organisationnel et décisionnel qui détruit l'égalité des citoyens face à l'application des lois.

 

 

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