vitesse et risque

La relation entre les différentes formes de vitesse et l'accidentalité sont étudiées par des méthodes quantitatives depuis la fin des années cinquante. Les débats parfois conflictuels entre les chercheurs appartiennent maintenant au passé. Les imprécisions résiduelles n'ont pas d'influence sur les mesures destinées à mieux contrôler le risque. Pour autant, le débat public demeure et il est consternant de constater l'absence de transmission et de vulgarisation des données acquises vers les usagers. Il est encore plus consternant de constater que ce sont parfois des journalistes qui non seulement ne transmettent pas des informations dont la qualité est reconnue, mais propagent des inexactitudes évidentes.

1/ Les études les plus anciennes ont documenté le niveau de risque pour une vitesse de circulation donnée.

Les premières études ont été faites aux USA. Solomon a étudié 10 000 accidents observés de 1955 à 1958 sur 35 sections totalisant 600 miles. Les résultats publiés en 1962 mettent en évidence une croissance non linéaire de l'accidentalité en fonction des vitesses de circulation.

risque et vitesse Solomon 1964

Bohlin, ingénieur travaillant chez Volvo, a pu étudier 28 000 accidents en évaluant notamment les vitesses de circulation avant l'accident. Les résultats ont été publiés à la conférence Stapp de 1968. Son objectif n'était pas de documenter le risque en fonction de la vitesse, mais de prouver l'efficacité de la ceinture de sécurité en comparant les taux de survenue de blessures en fonction des vitesses de circulation reconstituées en utilisant les témoignages, les trajectoires (traçes de freinage qui étaient très visibles à cette époque précédant l'apparition des antiblocages de roues, traçes de ripage) déformation des véhicules en cas de collision contre un autre véhicule ou un obstacle fixe).

etude de Bohlin 1968

Il faut remarquer que les débats qui ont été développés après ces premières publications ont peu porté sur la relation vitesse/accident qui était évidente. Elles ont concerné les variations du risque dans des contextes différents (suivant les caractéristiques des voies, en agglomération ou hors agglomération ou les types de véhicules). Deux types de résultats ont été particulièrement commentés :

Autant les résultats de Bohlin concernant la sécurité secondaire (protection au cours de l'accident et non avant) ont été facilement acceptés, autant ceux concernant les risques pour la sécurité primaire de vitesses de circulation très différentes ont été débattus. Une courbe en U avec un excédent de risque de part et d'autre de la vitesse moyenne incitait à éviter les vitesses lentes et à se rapprocher de la vitesse moyenne. Le débat était de même nature que celui suscité par l'étude du lien entre l'alcoolémie et le risque accidentel publiée par Borkenstein en 1964. La méthodologie était rigoureuse avec 5895 accidents étudiés et un groupe témoin de non accidentés (au même endroit, le même jour de la semaine et la même tranche horaire) dont l'alcoolisation avait été mesurée dans l'air expiré. La méthode permettait de calculer un risque relatif entre les deux groupes. Il y avait cependant un biais de sélection lié au fait qu'une proportion importante des accidentés avec de faibles alcoolémies avaient d'autres caractéristiques plutôt protectrices qui étaient représentées à un taux inférieur dans le groupe avec une alcoolémie nulle ou très faibles.

Dans les études américaines qui avaient mis en évidence un risque d'accident accru en cas de vitesse faible par rapport à la moyenne de l'ensemble des conducteurs, le biais était lié à la fréquence élevée d'accidents liés à des ralentissements avec des chocs entre véhicules allant dans la même direction dans une circulation dense. Des changements de direction, des ralentissements à l'approche d'une intersection sont des facteurs provoquant une réduction des vitesses et un accroissement des collisions "avant-arrière". L'étude de Solomon comportait 51% d'accidentsavec cette typologie, dont la fréquence est élevée en cas de congestion du trafic et la vitesse était inférieure à 42 mph (67 km/h) dans 46% des accidents. L'analyse de ce biais la plus précise est celle W.J. Frith and T.L. Patterson (Research and Statistics, Land Transport Safety Authority - Nouvelle Zélande) : Speed variation, absolute speed and their contribution to safety, with special reference to the work of Solomon (2002).

En 1982, donc une quinzaine d'années après la publication de Bohlin, Un chercheur suédois, Göran Nilsson, a utilisé un grand nombre de modifications réglementaires de la vitesse maximale autorisée sur le réseau suédois pour tenter de définir un modèle mathématique de la relation entre la vitesse de circulation et l'accidentalité (matérielle, avec blessures et avec décès). Considérer son travail comme le produit d'une réflexion purement théorique sur les facteurs déterminant le bilan final d'un ensemble d'accidents que l'on pourrait invalider par le raisonnemment témoigne d'une incompréhension complète de la procédure suivie. Lorsque l'on construit un modèle empirique en tentant de comprendre les contributions des différents facteurs qui contribuent au résultat final. La réalité des faits, leur mise en forme et la compréhension de leur signification est l'élément principal de la procédure. Les analyses des mécanismes mis en oeuvre,tenant compte des connaissances de la physique constituent un soutien qui va contribuer à approfondir la compréhension du problème en reliant le réel et la théorie.

A l'origine du travail, il y a donc les relations avec le risque observées sur le terrain, telles que celles qui ont été présentées ci-dessus. La courbe exprimant les constats de Bohlin est facilement représentée par une fonction rapidement croissante. Le graphique ci-dessous utilise une fonction exponentielle. La courbe en bleue trace le résultat calculé de la fonction (encadrée de deux courbes indiquant des intervalles de confiance à deux niveaux d'erreur). Une modélisation mathématique est produite à partir des données réelles et il est possible ensuite d'exploiter cette réprésentation pour mieux comprendre les déterminants des accidents et de leurs dommages. Vouloir faire croire que le modèle mathématique est le produit d'une conception théorique est une manipulation de la réalité.

fonction s'accordant à la courbe de Bohlin

La démarche consiste à dissocier les différents mécanismes mis en oeuvre pour produire cette croissance rapide du risque en fonction de la vitesse. Les éléments du raisonnement sont disponibles depuis le début des années quatre-vingts. Il faut distinguer deux séquences différentes et il est utile de les envisager dans un ordre différent de l'ordre chronologique, la seconde dans le temps étant plus facile à comprendre et à définir avec précision.

2/ Comprendre la notion de variation de vitesse lors d'une collision.

Cete étape du raisonnement se fonde sur l'exploitation de la notion de variation de vitesse lors d’une collision. Etablir le lien entre variation de vitesse et les blessures (fréquence en fonction du niveau de sévérité des blessures) est une procédure qui demande des moyens et de la précision, mais la démarche ne présente pas de difficultés techniques. L’échelle de sévérité des blessures utilisée est l’Abbreviated Injury Scale (AIS) qui distingue 6 niveaux de gravité, le niveau 6 correspondant à une lésion mortelle. Avec Claude Tarrière qui a développé les études biomécaniques et accidentologiques des constructeurs, j’ai participé aux mises à jour de cette échelle de sévérité lésionnelle créé par l’AAAM (Association for the Advancement of Automotive Medicine), son usage s’est mondialisé au cours de la décennie 70.

La structure de recherche développée par les constructeurs automobiles, et qui avait fait le choix de collaborer avec les universitaires de l’hôpital de Garches à partir de 1970, avait établi une relation précise entre le delta V (variation de vitesse lors de l’impact) et le risque de mort (AIS6). Deux associations ont développé des recherches biomécaniques et acciddentologiques, l'IRO (Institut de Recherches Orthopédiques) et l'IRBA ((Institut de recherches biomécaniques et accidentologiques) que je présidais. Ces associations ont ensuite fusionné en une structure unique, le CEESAR (Centre Européen d’Etudes de Sécurité et d’Analyse des Risques) qui continue à développer les connaissances dans le domaine de la sécurité routière. Cette collaboration a permis à la France d'occuper une place privilégiée parmi les équipes de recherches travaillant sur ces problèmes. Les constructeurs disposaient des moyens financiers et des ingénieurs capables de développer les analyses des déformations des véhicules, de préciser les conditions de survenue des accidents, les analyses de trajectoires, le développement des mannequins capables de représenter les efforts et les décélérations subies par les occupants. Parallèlement et en collaboration étroite avec eux, les chercheurs médecins pouvaient contribuer à réunir des données médicales couvertes par le secret professionnel et à en faire un usage anonymisé, ils étaient également les seuls à pouvoir pratiquer des autopsies médico-scientifiques (en dehors du domaine médico-légal) et des expérimentations sur le cadavre dans le cadre du don du corps pour la science pour préciser le mode de production des lésions et exprimer les tolérances humaines sous la forme de valeurs mesurées (forces, décélérations, variations de pression...).

Le graphique ci-dessous illustre la relation particulièrement importante entre la variation de vitesse lors de l'impact (Delta V) et le risque de survenue d'un dommage exprimé en valeur d'AIS. Il a été établi par l'APR (association Peugeot-Renault) en 1980.

Delta V et AIS 6

D'autres équipes de recherche ont produit des résultats très proches, notamment celle d'Ashton et Mackay avec laquelle nous avons souvent débattu et qui utilisait des méthodes identiques.

delta v et risque ashton

Ces courbes de risque en fonction des delta v évoluent avec les progrès de la sécurité secondaire des véhicules. Le développement des sacs gonflables ont réduit le risque et des lésions d'un niveau d'AIS identiques se produiront pour des delta v plus élevés. Le graphique ci-dessous place côte à côte deux courbes établies à des périodes différentes.

deux courbes de delta v a des périodes différentes

Conclusion

La difficulté qui existera toujours dans les pratiques de démembrement des composantes du risque lié à la vitesse est produite par la multiplicité des facteurs qui se combinent à la vitesse de circulation pour produire l'accident et à la variation de vitesse pour produire des dommages. Une conduite rapide réduit le temps disponible pour réagir à une situation potentiellement dangereuse, elle facilite une perte de contrôle dans un virage, elle peut rendre impossible l'arrêt avant de heurter un animal qui traverse une chaussée, ou d'un autre usager qui ne respecte pas une règle de priorité en intersection. La conduite sous l'influence de l'alcool, l'usage de distracteurs (téléphone, SMS), l'inexpérience, sont des facteurs de risque qui se combinent à une vitesse donnée pour produire un niveau de risque donné. Ces effets de la vitesse sont bien individualisés qualitativement et souvent quantifiés avec une précision suffisante. La notion de delta V plus facilement dissociable en facteurs de risque (ou de protection) bien identifiés et quantifiables. L'énergie cinétique du ou des véhicules en présence, la typologie de leur rencontre, leurs conceptions, va produire des déformations, délivrer des efforts au niveau d'une structure humaine physique dont nous connaissons les tolérances et les vulnérabilités.

Cette difficulté de préciser la part des dommages attribuable à la vitesse de circulation dans la survenue d'un accident et la part attribuable à la variation de vitesse lors de la phase de déformation des structures est un problème dont il ne faut pas majorer l'importance. Les deux mécanismes interviennent et ils interviendront toujours. Nous connaissons le résultat global et c'est lui qui permet de définir les limitations de vitesse qui assureront le niveau de sécurité recherché. Il convient de ne pas placer sur le plan de la connaissance scientifique le compromis social qui arbitrera entre de plus grandes vitesses de circulation produisant plus de morts et des vitesses plus faibles qui tuent et blessent moins. Nous savons décomposer l'effet de la variation de vitesse lors d'une collision. Décomposer de façon quantifiée le rôle de la vitesse de circulation progresse, mais la finalisation de ce travail ne sera jamais achevé et il n'empêche pas d'agir. Dans la situation actuelle, le problème n'est pas au niveau de la connaissance des risques, mais de la volonté de les maitriser.