le monde des débats - avril 1994

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Texte publié dans « le Monde des Débats » d’avril 1994 sous le titre suivant :

Automobile

Indispensable mais redoutable

Mort à la vitesse

Pour relancer la vente des automobiles, le gouvernement a décidé d’accorder une prime de 5 000 francs aux propriétaires de vieilles voitures qui en achètent une neuve. Opération réussie à la grande satisfaction des constructeurs. Presque au même moment on apprenait que le nombre de tués sur les routes avait, en 1993, pratiquement cessé de diminuer : 9502 morts au lieu de 9083 en 1992. L’automobile est toujours aussi indispensable mais reste redoutable. Indispensable comme le rappelle Christian Gérondeau parce qu’elle libère l’individu de la contrainte de l’espace, favorise l’aménagement équilibré du territoire, donne du travail a des centaines de milliers de personnes et rapporte beaucoup de devises. Redoutable car, explique Claude Got, elle met à mal l’environnement et, surtout, en exaltant le culte de la vitesse, se trouve directement ou indirectement responsable de trop de morts. Nos deux intervenants posent pour finir la question : peut-on puisqu’il est impensable de la supprimer, au moins discipliner l’usage de l’automobile ?

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La situation est sans ambiguïté, un outil destiné à donner plus de liberté aux hommes est devenu la première cause de mort prématurée des jeunes, réduit la qualité de la vie en ville par le bruit et l’encombrement, consomme une quantité déraisonnable de combustibles fossiles et pollue notre environnement. Quelle analyse peut-on faire de ce phénomène, pourquoi et comment en sommes nous arrivés là ?

Le bilan actuel de 10 000 morts par an (9 000 avec la ruse mesquine des pouvoirs publics qui cessent de les dénombrer après le sixième jour qui suit l’accident !) résulte d’un équilibre conflictuel entre trois libertés : celle du vendeur qui veut gagner de l’argent et maintenir des emplois, celle du passionné qui ne veut pas de limite à son plaisir, celle du voyageur qui veut bénéficier d’un moyen de transport commode et bon marché.

La liberté de se déplacer dans un outil confortable, individuel ou familial, de porte à porte, en transportant valises et animaux domestiques, les échantillons du représentant, ou le contenu d’un caddy de supermarché a une valeur incontestable. Mais, indépendamment des problèmes de sécurité, le développement de ce mode de transport interfère avec d’autres aspects de la vie des sociétés industrielles. Le recours à des motorisations inutilement puissantes est responsable d’un gaspillage des combustibles fossiles qui finiront bien par nous faire défaut un jour et d’une pollution qui dégrade la qualité de vie dans les agglomérations.

D’autres déviances ont été induites par le recours excessif au déplacement individuel rapide, en particulier la croissance déraisonnable de la taille des villes provoquant un accroissement des temps de transport, les réseaux routiers urbains étant saturés, mais aussi le dépérissement des transports collectifs ou des modes de transports non polluants adaptés à de faibles distances. L’usage du vélo est devenu pratiquement impossible à Paris par suite de l’absence de parkings adaptés et d’une politique de circulation privilégiant les cyclistes et assurant leur sécurité. Le tout automobile finit par rendre l’automobile indispensable et insupportable. J’en utilise une pour aller à mon travail car il n’y a pas de ligne de transport en commun sur l’autoroute de l’ouest qui passe à 1 kilomètre de mon domicile et sous l’hôpital Ambroise Paré. L’adaptation de la ville à l’automobile pour reprendre la phrase qui consacrait l’erreur conceptuelle d’un président de la République induit une dégradation de la qualité de vie pour le bénéfice de la minorité de citadins qui pratique le tout automobile. Il convient donc d’user avec modération de l’argument « défense d’un instrument assurant notre liberté de déplacement », d’autres éléments de la qualité de la vie sont altérés par un usage excessif et incontrôlé de l’automobile.

La liberté du passionné est la moins défendable. Si l’acheteur associe à son besoin de transport, un désir de puissance et de vitesse, si le bruit d’une moteur fait vibrer ses neurones et si le passage d’un virage à la limite de l’adhérence ne déclenche pas la peur mais le plaisir d’avoir maîtrisé une fois encore le risque, il est perdu pour la sécurité. Il induira la conception de modèles qui ajouteront à la finalité de transport celle du plaisir produit par la vitesse, de l’émotion associée au contrôle d’une puissance. L’industriel qui doit maintenir des emplois entrera alors dans une logique technico-commerciale de surenchère sur les possibilités du produit, les GTI turbo et les chevaux inutiles, dangereux et pollueurs se multiplieront. Si les pouvoirs publics se révèlent incapables de maîtriser la discordance entre les possibilités de l’engin et les limites de vitesse qu’ils prétendent imposer, les drames seront inévitables. L’accident traduit une différence entre l’aptitude et la prise de risque. La sécurité pour l’ensemble d’une population se situe en bas de l’échelle, peu de prise de risque avec en contrepartie la possibilité pour les moins aptes de bénéficier de la liberté de se déplacer. La passion se situe à l’autre extrémité : de l’émotion, de la vitesse, et le prix fort à payer en morts, en souffrances, en handicaps.

La liste des conducteurs de formule I français tués sur les pistes est là pour nous le rappeler, Behra, Wimille, Cevert, Depailler... ils étaient parmi les meilleurs, mais un jour le risque a dépassé leurs capacités. Sur route ouverte à tous, le problème prend un aspect particulier, les morts ne sont pas toujours ceux qui prennent les risques, il peut s’agir d’autres usagers dont le seul but était de se transporter librement. Le déplacement facile et le déplacement qui rapporte en développant des outils séducteurs et dangereux accroissent le risque pour l’ensemble d’une population.

ACCEPTER DE LIMITER LA PUISSANCE INUTILE

Notre problème est donc celui de la compatibilité entre les trois aspects de la civilisation automobile. Peut-on bénéficier de déplacements faciles et gagner de l’argent avec les usagers passionnés de vitesse tout en sauvegardant la liberté de vivre ? Ma réponse est non. Nous pouvons nous déplacer librement avec un risque faible, mais il faut alors adapter l’outil aux exigences de la sécurité et exiger que la recherche de l’émotion et du plaisir procurés par la vitesse se localisent sur des circuits spécialisés.

Il faut accepter sur ce point les conclusions des chercheurs et des assureurs. Les résultats sont sans appel. Le monde de l’automobile est sous la dépendance d’un logique toute newtonienne :dans un environnement donné, le risque et les dommages sont proportionnels à la vitesse de circulation qui déterminera statistiquement les vitesses de collision, les déformations des véhicules et les blessures des hommes. Des vitesses de circulation identiques induisent des risques différents sur une autoroute, sur une route bordée d’arbres et en agglomération, mais la relation entre la vitesse de circulation et le dommage corporel ne peut être discutée. Quand la vitesse sur les autoroutes françaises de liaison a été limitée à 120 Km/h le risque d’être tué au kilomètre parcouru s’est abaissé de 3,6 à 1,5 par cent millions de kilomètres parcourus. Son augmentation à 140 a accru le risque à 2,1 et il s’est à nouveau réduit avec le choix de 130 Km/h fin 1974. Tous les pays qui ont réduit de 60 à 50 Km/h la vitesse en ville ont observé une réduction de l’accidentalité. Cela ne veut pas dire qu’une telle obligation est respectée par tous, mais chacun modifie légèrement son comportement quand la législation change et les bilans statistiques traduisent cette évolution.

La vitesse à de circulation ne dépend pas du seul conducteur et de la réglementation, les caractéristiques du véhicule influent sur son comportement. Il est difficile de rouler doucement avec un véhicule conçu pour aller vite. Il faut une détermination sans faille pratiquement incompatible avec une société exigeante en productivité. Les résultats des assureurs l’ont prouvé, en particulier a une époque où des véhicules lents et peu puissants coexistaient avec des véhicules rapides, ce qui n’est plus le cas à l’heure actuelle où tous les véhicules peuvent dépasser les limites légales. 10% des véhicules commercialisées en 1967 pouvaient atteindre 150 Km/h, 50% en 1980, la quasi totalité actuellement. En 1984, les dommages corporels chez des tiers provoqué par les véhicules les moins puissants (groupe 1 à 4 des assureurs) était 16,5 fois plus faible que les dommages provoqués par ceux du groupe 13 et plus. Les groupes intermédiaires se situaient sur une courbe régulièrement croissante qui démontrait sans contestation possible le lien entre la puissance et le dommage pour autrui. Cet accroissement du risque provoqué par des puissances inutiles est sans commune mesure avec l’augmentation des kilomètres parcourus par les véhicules puissants et nous savons qu’il est inexact de faire des corrections par le kilométrage, car le risque n’augmente pas comme ce dernier. A puissance du véhicule égale, les conducteurs qui parcourent 20.000 kilomètres par an n’ont pas deux fois plus d’accidents que ceux qui en parcourent 10.000 mais seulement 1,5 fois plus.

La situation peut se résumer ainsi : la circulation automobile fait appel à des véhicules conçus pour répondre à une demande de puissance et de vitesse incompatibles avec les exigences de sécurité et avec des limites légales de vitesse cependant très élevées. Le système policier et judiciaire se révèle inapte à traiter la délinquance de masse induite pas cette incohérence. Le permis à points vient d’en apporter une nouvelle preuve, son efficacité s’est rapidement évanouie du fait de l’accumulation des retards par le système judiciaire ; 400 000 conducteurs ont été sanctionnés pendant les 18 premiers mois du permis à points alors que les seuls excès de vitesse de 1993 dépassaient le million.

Les pouvoirs publics ne veulent pas mettre en oeuvre les méthodes simples et peu coûteuses qui pacifieraient la circulation en s’imposant à tous les usagers. Ces mesures sont connues, ce sont la limitation de la puissance à la construction, et l’utilisation de limiteurs de vitesse à trois positions (ville, route, autoroute) complétés par des enregistreurs de vitesse ou par une signalisation extérieure de la limite sélectionnée. Nous avons également proposé l’utilisation des tickets de péage sur autoroute pour éviter que les vitesses moyennes dépassent la vitesse maximale autorisée. Refuser ces solutions correspond à une mise en danger d’autrui ou à une absence d’assistance à personnes en danger.

Je ne suis pas un autophobe, je collabore depuis plus de vingt ans avec les constructeurs automobiles français en analysant des accidents et en développant la sécurité. Je sais que la situation actuelle est inacceptable et qu’elle ne s’améliorera pas dans les proportions souhaitables (passer de 10.000 à 3.000 tués) sans faire évoluer l’outil automobile vers un produit moins rapide et moins polluant, consommant entre deux et trois litres de carburant au cent kilomètres, la limitation de consommation induisant des limitations de poids qui éviteraient la nouvelle déviance du 4x4 lourd et agressif pour les véhicules légers.

La vitesse est incompatible avec la sécurité et ceux qui nous imposent leur passion sur un espace collectif ne respectent pas notre liberté de vivre. Si leur plaisir passe par la vitesse, ils doivent le rechercher sur des circuits. Le but des actions de santé publique n’est pas d’interdire le risque mais d’éviter que des individus soient piégés par un risque masqué, ou conditionné au risque par des outils inadaptés, ou enfin soumis à l’agressivité de ceux qui utilisent l’automobile comme un mode d’expression de leur agressivité.

Les asociaux qui méprisent votre style de conduite et vous imposent le leur subordonnent votre liberté de vivre à leur volonté de puissance. Les constructeurs qui suivent leur demande de véhicules inutilement puissants sont moins responsables à mes yeux que les politiques qui se révèlent incapables de concilier la liberté de se transporter et la sécurité. Pourtant le compromis est possible. Il passe par le développement des transports en commun, par l’usage de voitures lentes et peu polluantes qui ne sont pas nécessairement petites. Il ne passe certainement pas par une prime à l’achat des modèles actuels inadaptés au règles que l’on prétend faire respecter.