rôle du président de la république et du premier ministre dans la sécurité routière

Un partage des rôles évolutif à la tête de l'Etat

La réforme constitutionnelle de 1958 créant la 5ème République a profondément modifié le fonctionnement des institutions. Le temps court des fonctions ministérielles de la 4ème République a été allongé, ce qui a réduit progressivement le pouvoir de l'administration et accru celui des ministres et de leur cabinet. En outre la dualité instaurée à la tête de l'Etat a elle-même évolué au cours des 60 dernières années, redistribuant les responsabilités. Le rôle du Premier ministre a été progressivement décroissant. De Gaulle respectait une forme d'autonomie décisionnelle du Premier ministre, très différente de la prise de pouvoir exprimée par Nicolas Sarkozy, qualifiant son Premier ministre, François Fillon de "collaborateur". Il a confirmé cette position lors du débat préélectoral en précisant le 15 novembre 2015 : "Et donc lorsque j'étais président de la République, je décidais d'un certain nombre de réformes que François Fillon mettait en oeuvre loyalement".

Georges Pompidou bloque le projet d'Edgard Pisani en 1966

Les différents sur la politique de sécurité routière sont apparus dès 1966. Il était notoire que Georges Pompidou aimait les voitures et la vitesse. La période 1960/1972 a été celle de la croissance rapide du trafic et de la mortalité routière. Lors du conseil des ministres du 1er juin 1966 le ministre ayant en charge les transports, Edgard Pisani, a proposé une liste de mesures destinées à accroître la sécurité routière. Alain Peyrefitte, qui prenait des notes lors de ces conseils (avec l'accord de de Gaulle), a décrit dans un de ses livres le peu d'attrait de Pompidou pour ces mesures qui n'ont finalement pas été adoptées, malgré le soutien du ministre de l'Education Nationale Christian Fouchet. Estimant que ce type de décision relevait du Premier ministre, de Gaulle, qui était favorable à ces mesures, n'a pas insisté et la mortalité routière a continué à croître jusqu'en 1972. Le récit de cette divergence est accessible sur le site (texte d'Alain Peyrefitte format jpeg), je l'ai découverte quand Bernard Cazeneuve a décrit de façon mensongère cet épisode de la sécurité routière (l'analyse complète du discours du Ministre de l'intérieur  devant le Conseil National de la Sécurite Routière est également sur le site).

Jacques Chaban Delmas et Pierre Messmer programment et mettent en oeuvre le premier succès majeur

L'histoire de la sécurité routière a été marquée par le bouleversement de sa place dans les priorités gouvernementales quand Jacques Chaban Delmas a été nommé Premier ministre, après la démission de de Gaulle et l'élection de Georges Pompidou comme président de la République en 1969. Un document de travail a été produit par le ministère de l'équipement et du logement, puis Chaban Delmas a créé une table ronde qui a travaillé de décembre 1969 au mois de mars 1970 sous la présidence de Jacques Baumel. Le discours de clôture de cette table ronde par le Premier ministre le 18 mars est très détaillé et précis. Il met en évidence les axes envisagés en fonction de connaissances acquises, notamment l'efficacité des premières limitations de vitesse qui ont produit une réduction de 20% de la mortalité sur les voies concernées, alors que le trafic et la mortalité globale augmentaient. A partir d'avril 1970, 11 830 kilomètres de routes nationales sur lesquelles la vitesse était libre sont limitées à 110 km/h. La mortalité est à nouveau abaissée de 20%. Une dégradation de ces résultats est observée en 1971 et les contrôles sont renforcés, réduisant à nouveau l'accidentalité.

 Le 5 juillet 1972 un décret institue un comité interministériel de la sécurité routière et crée le poste de délégué interministériel à la sécurité routière. C'est le moment où Georges Pompidou change de Premier ministre. Pierre Messmer remplace Chaban Delmas le 6 juillet et l'on peut craindre l'abandon de l'implication du gouvernement dans le développement d'une politique de sécurité routière efficace. Pierre Messmer va prendre le relai avec détermination et le rôle du Délégué interministériel, Christian Gérondeau, va être très important dans le choix en juillet 1973 du port obligatoire de la ceinture de sécurité aux places avant et de l'instauration d'une limite de vitesse à 100 km/h à l'exception des voies dont la VMA avait été modifiée en 1970. En décembre 1973 une nouvelle réduction des vitesses intervient à la suite de la guerre du Kippour et du premier choc pétrolier. Le réseau non autoroutier passe à 90 km/h et la VMA sur les autoroutes (qui n'étaient pas encore limitées en vitesse) est fixée à 120 km/h. Il est notoire que les décisions de juillet et de décembre ont été prises par le Premier ministre et le Délégué interministériel, le président de la République, qui était alors à un stade déjà évolué de la maladie de Waldenström (une forme de cancer des cellules sanguines lymphocytaires) qui allait provoquer sa mort en avril 1974, ne s'est pas opposé à ces décisions.

La réduction de la mort sur les routes au cours de cette période est un exemple d'une qualité exceptionnelle de la possibilité d'obtenir un succès politique majeur en matière de sécurité publique. La diminution de la mortalité a été à la fois très importante et immédiate, d'un mois sur l'autre. Alors que la crainte d'une pénurie de pétrole disparaît dès les premiers mois de 1974, le débat sur la limitation de vitesse réapparait et les opposants aux réductions de décembre 1973 obtiennent en mars 1974 (quelques semaines avant la mort du président de la République) que la VMA sur autoroute soit élevée à 140 km/h. La mortalité va immédiatement s'accroitre sur les autoroutes et une nouvelle modification intervient en novembre 1973 (130 km/h). Le graphique ci-dessous indique l'évolution de la mortalité sur autoroutes par 100 millions de kilomètres parcourus.

réduction de la mortalité sur autoroutes 1973-1974

Une période de progrès réguliers jusqu'en 1997

Les décisions de 1973 avaient produit des réductions de la mortalité au km parcouru très élevées (7% par an de 1972 à 1981). La période suivante a été plus paisible politiquement du fait d'une décroissance plus faible mais régulière, entre 4 et 5% par an. Les gains ont été notamment produits par une croissance plus faible du trafic associée à des progrès importants de la sécurité des véhicules et de l'infrastructure (développement du réseau autoroutier et des giratoires). La création du permis à points a provoqué un conflit lors de sa mise en oeuvre le 1er juillet 1992. Les professionnels de la route, notamment les conducteurs de véhicules lourds ont craint que le cumul des pertes de points aboutisse à la suspension de leur permis. François Mitterrand est alors président de la République, Pierre Bérégovoy Premier ministre et ils résistent à la pression qui s'exerce sur le gouvernement, notamment sous la forme de nombreux blocages de routes. Leur courage politique met en évidence un fait important : la faiblesse de la gestion politique de la sécurité routière n'est pas une caractéristique de la gauche. Au cours des deux années suivant la mise en oeuvre du permis à points, de juin 1992 à la fin de l'été 1994, la mortalité s'abaisse de 10 337 à 9022.

La dissociation des responsabilités lors de la cohabitation de 1997 à 2002

La mortalité s'était abaissée à 8 561 tués quand Jacques Chirac a perdu sa majorité parlementaire le 1er juin 1997. Le gouvernement de Lionel Jospin va avoir une liberté décisionnelle totale pendant les 5 années de ses fonctions, la constitution réduisant à peu de chose le pouvoir d'un président de la République sans majorité à l'Assemblée Nationale. A la fin de ces cinq années (fin mai 2002) le nombre de tués sur les routes s'élevait à 8 368, soit une réduction de 2,2% sur l'ensemble de la période. L'absence d'activisme dans le domaine de la sécurité routière a été évidente et il n'y a pas d'autres explications de la stagnation du bilan sur l'ensemble de ces 5 ans. Depuis la création du comité interministériel de la sécurité routière, j'ai eu de bonnes relations avec les délégués interministériels coordonnant la gestion de ce domaine et je connais le détail des politiques qui conduisent au succès ou à l'échec. Au dela du bilan quantifié de l'échec du gouvernement Jospin, il est utile de citer des décisions mettant en évidence le refus de faire de la sécurité routière une priorité.

La période 1999/2000 a été marquée par le recul de la France au niveau de la structure de l'ONU qui gère les propositions de modifications techniques des véhicules. Dénommée WP29 cette structure siège à Genève. La France a déposé le juin 1999 un projet très innovant comportant trois dispositions d'une importance majeure : " Le but du présent Règlement est de limiter à une valeur spécifiée la vitesse maximale sur route des véhicules de transport de personnes et de marchandises.". " La valeur Vrég doit pouvoir être réglée par l’utilisateur par pas de 5 km/h entre 50 et 140 km/h", le projet ajoutait une disposition définissant un enregistrement de la vitesse pendant les deux dernières heures et un enregistrement des actions du conducteur sur le régulateur de vitesse. "Un but supplémentaire doit être la possibilité au système d’enregistrer la fonction vitesse = f(temps) pour être contrôlée par les forces de police. Ceci génère soit un mode d’analyse à bord du véhicule soit une prise de contrôle et un système de diagnostic extérieur (en possession des forces de police). Ce dernier système doit être alors utilisable quelle que soit la marque du dispositif de limitation.". Cette proposition de la France a provoqué immédiatement des réactions au niveau européen (les décisions du WP29 ne sont pas obligatoirement appliquées par l'Union Européenne, elles sont proposées et si l'UE les accepte, elles s'appliquent à tous les pays de l'UE), notamment de l'Allemagne qui s'est opposée clairement au projet.

J'ai un souvenir précis d'un entretien en tête à tête de plus d'une heure le 10 août 2000 avec Elisabeth Borne, la conseillère technique de Lionel Jospin qui s'occupait des transports et de la sécurité routière. Elle ne voulait pas conseiller au Premier ministre de faire de la sécurité routière un problème prioritaire au cours des deux années précédant la nouvelle élection présidentielle, ni le faire entrer en conflit au niveau européen avec les producteurs de véhicules inutilement puissants et rapides. La France a renoncé à son projet et a présenté au WP29 un texte édulcoré en septembre 2000. 17 ans après, nous attendons toujours que l'UE ait fait aboutir son projet d'enregistreur d'événements (boîte noire) et de limitation de la vitesse à la construction. La totalité de ce dossier est accessible sur le site avec le lien WP29.

  Le retour du succès en 2002

Une nouvelle période faste pour la sécurité routière va se construire en quelques mois, du 14 juillet 2002 au Comité interministériel de sécurité routières du xx décembre. Elle a été initiée et soutenu par Jacques Chirac qui venait d'être réélu président de la République et avait retrouvé sa majorité parlementaire. Dans son discours du 14 juillet, il place la sécurité routière en tête des priorités de Santé Publique Les caractéristiques les plus intéressantes de cette réussite a été la rapidité de sa mise en oeuvre, sa simplicité et la pertinence du nombre réduit de décisions prises, l'ensemble étant accompagné par une médiatisation très importante qui n'a pas été le produit de sociétés de communication mais par l'intérêt des usagers et des médias pour les éléments de cette réforme. Des états généraux de la sécurité routière ont été tenus le 17 septembre 2002, associant un public très large à tous les ministres concernés. A la suite de ce débat un Comité interministériel de sécurité routière s'est tenu le 8 décembre 2002. Il a annoncé les décisions principales portant sur le respect des vitesses maximales autorisées. L'interdiction des indulgences abusives et l'annonce de la mise en oeuvre dans un délai court de radars automatiques ont rendu crédible le risque de perdre des points de permis. La modification immédiate du comportement des usagers montre qu'ils ont intégré ce risque avant même la mise en service des premiers radars fin octobre 2003. Entre décembre et janvier la mortalité s'effondre, exprimant de façon évidente qu'une fraction importante des automobilistes à un comportement réglé par un risque qui n'est pas l'accident mais la perte des points de permis et éventuellement le permis lui même. Les deux graphiques ci-dessous expriment ces deux ruptures dans la routine de mort de l'accidentalité routière.

 

baisse brutale de la mortalité 1973 et 2002

Le succès soudain, inespéré, de 2003 va se prolonger en perdant de son intensité et cela peut se comprendre. Les effets d'une réforme se réduisent quand les méthodes mises en oeuvre ont exprimé leur capacité d'agir. Il peut également s'agir d'un effritement progressif de leur efficacité par le développement de contre-feux, par exemple les avertisseurs de radars. Il peut également s'agir d'une évolution du comportement des décideurs qui perdent une partie de leurs convictions. Nicolas Sarkozy avait été très actif dans son rôle de ministre de l'intérieur pour mettre en service dans des délais très courts les radars automatiques. Tous les fonctionnaires du ministère qui décrivent cette période insistent sur ses exigences et sa volonté de réussir. Le rôle de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, et celui des autres ministres concernés a été également très important car il exprimait la possibilité d'une collaboration, d'un volontariat, qui n'est pas souvent présent au sein d'un gouvernement. La réussite rapide du projet auto-entretenait son succès. Avoir placé Rémy Heitz, magistrat, initialement au cabinet de Raffarin, au poste de délégué interministériel à la sécurité routière a été une autre forme d'intelligence organisationnelle. Elle reconstituait la notion d'interministérialité d'un tel projet, qui était une des composantes de la réussite.

La situation va se dégrader pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. Rémy Heitz avait quitté son poste après la réussite de la réforme de 2002. Plusieurs délégués interministériels vont se succéder. Les opposants à l'application d'un contrôle strict de la vitesse, notamment des faibles excès de vitesse se manifeste au Parlement. Dans les derniers mois de 2010 la droite parlementaire la plus hostile au permis à points obtient la possibilité de faire un stage annuel au lieu d'un stage tous les deux ans et la récupération des points perdus après deux ans sans infraction. Nicolas Sarkozy  laissé faire, alors qu'il aurait pu s'opposer à l'adoption de cet amendement.